À étaler sa vie en public ou affirmer ses positions sur un support accessible à qui veut expose à des réactions violentes, aussi tranchées que celles exprimées sur ce blog. Penser par soi-même, au mépris du politiquement correct, n'attire pas que des sympathies. On ne peut pas plaire à tout le monde, mais il est intéressant de susciter le débat et de rester à l'affût de ce qui se dit. J'ai souvent revendiqué la nécessité de tout écouter, à condition de ne suivre aucun conseil. C'est une manière de se protéger contre les mauvaises critiques comme contre les bonnes. Ne pas s'emballer lorsqu'affluent les compliments pour ne pas s'effondrer face à l'agression. On peut aussi ne rien lire et suivre sa voie, mais l'exercice est encore plus périlleux. Ici, ce qui est dommage, c'est que les commentaires ont le plus souvent lieu off the record, généralement par mail, puisque ce blog n'est pas anonyme et qu'il est donc facile de me joindre. Dommage ! J'aimerais tant porter le débat en place publique, comme exposer au grand jour les processus de création des œuvres...
Que ce soit pour ma récente critique d'Arte ou sur la loi sur les droits d'auteur, les échanges hors blog ont été passionnants. Il peut être désagréable de se faire critiquer par un artiste plus enclin par sa fonction à être la cible des journalistes plutôt que de la ramener... Cela me rappelle l'excellente rubrique initiée par Pablo Cueco dans le Journal des Allumés avec La critique de la critique. Je me suis grillé plus d'une fois sur France Musique en défendant tout haut ce qu'aucun producteur n'osait dire à l'antenne. Je fus applaudi sur l'instant, et interdit pendant les longs mois qui suivirent. Chaque fois. Et alors ? Il faut bien que quelqu'un s'y colle ! Aurais-je une âme de martyr ? Je ne le pense pas, juste le désir de rester en accord avec ma propre morale, et de respecter cette option très soixante-huitarde, la relation théorie-pratique. C'est comme cela par exemple que je me suis retrouvé à Sarajevo pendant le siège ! Je n'avais pas le choix. Il faut que je sois plus prudent. Les journalistes se rendent-ils compte des dégâts qu'ils produisent en parlant ou en taisant les événements autour d'eux, en les relatant de façon telle que cela détruit parfois les artistes visés, pauvres petites bêtes fragiles. L'œuvre est un rempart contre les démons intérieurs. Il peut être dangereux de les réveiller.

Il y a quelque temps, Antoine Schmitt, avec qui je viens de signer Nabaz'mob, me demandait de suspendre la publication des billets où je relatais notre travail en cours. Il estime que "les mots tuent la chose", craignant que la publication du processus vide l'œuvre de sa substance et la fige, et privilégie le résultat final à la démarche. Par contre, les réflexions postérieures ne le gênent pas, au contraire. Je ne partage évidemment pas ce sentiment. Suivant Jean-André Fieschi, je citai la phrase d'Eisentein que nous avions inscrite en 1976 sur le premier fascicule du Drame et qui infléchira l'ensemble de mon travail jusqu'à aujourd'hui : "Il ne s'agit pas de représenter à l'attention du spectateur un processus qui a achevé son cours (?uvre morte), mais au contraire d'entraîner le spectateur dans le cours du processus (œuvre vivante)."
Dit autrement, l'œuvre terminée, que je livre au public, ne m'appartient plus. Je ne reste "propriétaire" que du processus. Le genèse me passionne plus que le verdict. J'ai toujours regretté que les créateurs taisent leurs interrogations et leurs doutes. Mon point de vue (documenté, pour citer Jean Vigo) m'a d'ailleurs poussé vers l'improvisation et l'instantanéité. Il est aussi le contenu des cours que je distille aux élèves que je rencontre : comment ça se passe, qu'y a-t-il derrière les choses, avec les mots, des mots qui précisent ma démarche et m'évitent de me répéter, parfois. Mieux, ils me permettent d'avancer. Craindre que "les mots tuent la chose", n'est-ce pas une crainte de même nature que celle des artistes qui préfèrent souffrir pour créer plutôt qu'entrer en psychanalyse, craignant que leur veine ne se tarisse si leur inconscient remontait à la surface ?
Antoine me répond astucieusement que son intimité n'est pas la mienne " c'est comme si tu mettais ma propre psychanalyse (commune temporairement avec la tienne) en ligne en live, pour reprendre ta métaphore, et ce n'est pas évident à gérer pour moi ;-)". Mais je suis terriblement matérialiste, préférant l'analyse à la mystique. Pas vraiment de risque, la structure du sujet est trop complexe pour nous faire succomber, me semble-t-il. Je reconnais pourtant que, plus jeune, cette pensée m'éloignera du divan.... Lorsque nous répondons à un bon interviewer, il nous arrive parfois, par la parole, de sortir de notre confort étroit pour émettre une pensée qui pourra devenir capitale par la suite et infléchira l'ensemble de nos œuvres. Certains préfèrent ne répondre à aucune question, no comment, ou même ne jamais apparaître en public... Ou bien, comme je déteste produire des maquettes, je préfère souvent rédiger un texte. C'est en écrivant des demandes de subvention que je me suis mis sérieusement à l'écriture, amusant, n'est-ce pas ?
J'aime beaucoup travailler avec Antoine, parce que nos questions produisent toujours des réflexions qui débordent largement du cadre qui nous était initialement dicté. J'ai ce genre de discussion avec très peu de gens parce que (in)justement la plupart craignent trop le langage, se protégeant par un échange de surface sans exprimer leurs craintes et leurs désirs, leurs pulsions et leurs fantômes, un politiquement correct qui ne fait jamais aussi bien avancer les choses que la confrontation, surtout lorsqu'elle est bienveillante. C'est ce qui me fait tant regretter de ne plus travailler avec Bernard Vitet. Depuis deux mois, il m'appelle presque tous les jours, il n'a rien à me dire, il veut juste parler, (se) posant mille questions et ne négligeant pas les provocations du paradoxe. Voilà trente ans que ça dure. On ne s'épargne guère dans nos conversations (P.S.: Bernard décèdera le 3 juillet 2013, nous laissant orphelins).
Parler au grand jour, c'est aussi une manière de communiquer pour faire mousser le boulot, le faire exister au delà de la représentation. There's no business like show business. Le paradoxe de la publication du Journal intime pose question. Doit-on attendre qu'il devienne posthume ? Étienne Mineur me disait qu'il se servait de son blog comme d'un carnet de notes pour ses cours. C'est ce qui m'a poussé à créer le mien, comme un élément dynamique (!), certainement pas un truc "mort, immuable, fini", pas mon genre de toute façon... J'y relate ce qui compte à mes yeux, laissant une trace sur laquelle je/on pourra/i revenir. Il a remplacé mes petits carnets où je gribouille depuis l'âge de 12 ans.