Le percussionniste et compositeur Pablo Cueco avait initié une rubrique formidable dans le Journal des Allumés du Jazz intitulée La critique de la critique. Il s'agissait de reprendre les termes d'un article écrit par un journaliste et de le commenter point par point, ce dont Pablo s'acquittait avec l'humour qui le caractérise. Au lieu de se brouiller avec les intéressés, il fut assailli de demandes de leur part : pour une fois qu'on parlait d'eux !
Dans les années 60, les journalistes des Cahiers du Cinéma décidèrent de ne parler que de ce qui leur plaisait et de faire l'impasse sur le reste. On me reproche parfois l'aspect trop souvent hagiographique de mes billets : tout y est toujours merveilleux. J'aurais en effet plutôt tendance à adopter ce parti pris, à moins de me retrouver en face d'une coqueluche, d'un artiste ou d'une œuvre encensés par toute la critique, et par extension des lecteurs qui lui emboîtent le pas. Mes motivations sont simples, je ne suis pas journaliste et je fais partie de "la famille" des artistes. Rendre public ma fâcherie contre des camarades se fourvoyant m'apparaît délicat, je ne suis pas là pour donner des bons ou des mauvais points, et me griller dans le métier n'est pas forcément très malin. De plus, je m'enflamme plus facilement pour ce que j'aime que pour ce que je méprise, encore qu'on ne se fait de vrais amis qu'en identifiant ses ennemis. C'est vrai qu'en lisant le Télérama paru hier, j'ai été sidéré par la vacuité des commentaires du photographe Raymond Depardon à qui l'hebdomadaire a confié de le commenter entièrement, sur le modèle de certains numéros de Libération. Si photographier est d'abord savoir regarder, on peut s'inquiéter des légendes que le directeur artistique des Rencontres d'Arles de la Photographie a rédigées tant elles sont un ramassis de satisfecit et de propos d'une fadeur indigne d'un créateur tel que lui. Mon père m'avait en effet appris qu'une bonne critique devait être une œuvre de création, dans le style comme dans l'idée (ah, Le style et l'idée, magnifique ouvrage de référence du compositeur Arnold Schönberg, mais ça c'est une autre histoire !). Si un artiste prend la parole, il a une responsabilité terrible, que ce soit pour parler de son travail ou, a fortiori, s'étaler, comme je le fais, sur tout et n'importe quoi. Ce n'est certainement pas pour en rajouter, mais pour éclairer les zones d'ombre qui sont légions ou revendiquer des choix "politiques" que sa fonction lui permet puisqu'on lui donne la parole. J'ai souvent pensé que j'avais choisi la poésie (musique, cinéma, littérature...) parce que j'avais des histoires à raconter ou un point de vue un peu différent, et que cela me permettrait de les exprimer, par mon art et par tout ce qui tourne autour, sorte de bonus de l'?uvre elle-même, le commentaire social, qui n'a qu'indirectement à voir avec le sujet. Autrement dit, il est grave voire dangereux de s'amuser sans arrière-pensée. Depardon a rédigé ses commentaires par dessous la jambe et son image s'en trouve ternie, le doute vient planer sur ses motivations, sur toutes ses motivations...
Contrairement à d'autres formes d'expression artistique, cela fait des années qu'il n'y a plus aucun journal, aucun magazine, qui aborde la musique, tous genres confondus, d'un point de vue analytique comme pouvait le faire une revue comme Musique en Jeu. C'est une catastrophe pour ses acteurs, réduits à boycotter toute une littérature culinaire insipide et ennuyeuse, au mieux informative, ce qui n'est déjà pas si mal (je me range hélas le plus souvent parmi ces rapporteurs). Qu'attend-on d'une critique ? Qu'elle nous apprenne quelque chose en révélant son sujet sous une lumière nouvelle. Après plus de trente ans de carrière et une revue de presse relativement considérable, de combien d'articles nous concernant me souviens-je ? Début des années 80, dans Le Monde de la Musique, le compositeur Denis Levaillant jouait d'exercices de style comme un équilibriste pour saisir l'essence des 33 tours qu'il critiquait. Lorsque Télérama avait encore une rubrique Multimédia, Gérard Pangon révélait l'inconscient enfoui sous notre CD-Rom Machiavel tant et si bien que nous reprîmes son discours à notre profit. Lorsque Stéphane Ollivier écrivait dans Les Inrockuptibles, son travail d'analyse et la qualité de son écriture rendait parfois ses articles exemplaires au point de leur offrir une pérénité devenue si rare. Le saxophoniste Étienne Brunet se jette à l'eau et, ici ou là, réussit parfois à lier le style et l'idée, référence schönbergienne citée plus haut. D'autres se penchent sur leur copie avec une conscience devenue rare, au hasard (?) Francis Marmande, Bernard Loupias, Annick Rivoire... Vérifier ses sources est un immense travail, trouver le ton juste encore pire, à la manière de l'émission Cinéastes de notre temps produite par Janine Bazin et André Labarthe, modèle absolu où chaque numéro consacré à un metteur en scène est confié à l'un de ses pairs, charge à lui de réaliser le documentaire (point de vue documenté) dans le style de son sujet !
Je me dis souvent que si nous composions avec la même insouciance que les journalistes écrivent sur notre travail, je pourrais changer de métier. Mais ce n'est pas pareil. Chaque nouvelle œuvre met notre vie en jeu, du moins elle le devrait, tandis que tout ce que nous attendons de la critique c'est qu'elle parle de nous, en bien ou en mal, peu importe. Elle nous fait exister, voilà tout, et il en faut beaucoup pour en vivre. Ce n'est que par leur nombre que leur puissance s'exprime, pas par son niveau, hélas, trois fois hélas.