Il y a quelques années, j'ai vécu une rupture douloureuse dans le décor hivernal d'une Venise tant aimée. Tout était réservé à l'avance. Nous avions tenu à faire le voyage quand même, malgré notre décision de rompre le jour de notre retour à Paris. C'était évidemment une très mauvaise idée. Les canaux, les ruelles désertes si magiques en d'autres circonstances offraient le spectacle de notre désolation. Agissant comme une rémission, un matin ensoleilla pourtant cette si triste errance.
Comment échouâmes-nous dans l'immense bâtiment de l'Arsenal, je ne m'en souviens plus. Y étaient présentées les photographies du Canadien Gregory Colbert. L'accrochage tenait plus de l'installation que de l'exposition. Cent cinquante photographies de plusieurs mètres de base, tirées sur papier japon, pendaient entre les colonnes du temple. Leur ombre dessinait sur le sable un rectangle noir entouré d'un cadre lumineux, tandis que l'allée où nous marchions était bordée de pierres. Entre chaque salle tombait un rideau géant que le vent qui s'engouffrait faisait voler laissant apparaître l'enfilade infinie de ces espaces. J'évaluai à trois cent mètres ce couloir gigantesque par sa hauteur comme par sa longueur. Se devinait une dernière image semblant remuer au fond de ce tunnel obscur. Nous découvrîmes enfin que c'était un film. Il montrait clairement qu'aucun trucage n'avait permis de réaliser les clichés, empreints d'une magie plus asiatique que vénitienne. Marchions-nous sur les traces d'un Marco Polo rapportant dans ses voiles les trésors de l'orient ? Sur les draps de papier, étaient imprimés des animaux et des hommes. Des enfants entre les pattes d'un éléphant, un danseur subaquatique accroché aux fanions d'une baleine, des images impossibles qui ne permettaient pas de comprendre qui des uns ou des autres étaient apprivoisés. Le sépia donnait une impression d'éternité à notre promenade solitaire. Nous étions seuls dans cette enceinte devenue sacrée. C'était à n'y rien comprendre. L'émotion était à son comble. Nous sortîmes assommés par la lumière aveuglante de la lagune.


Gregory Colbert a, depuis, décliné son installation, Ashes and Snow, en une exposition itinérante abritée par une extraordinaire architecture de containers. Son site Internet s'est étoffé. J'y découvre des dizaines de nouvelles photographies et séquences filmées. Les textes un peu baba cool et la musique planante n'arrivent pas à occulter la beauté des images, fixes ou mobiles. La souris décrit des cercles concentriques sans affoler les pachydermes. L'émerveillement se reproduit sur la toile. Prenez le temps...