Retour de Masse
Par Jean-Jacques Birgé, lundi 30 avril 2007 à 02:32 :: Multimedia :: #502 :: rss
Fan de Francis Masse depuis le milieu des années 70, je scrute depuis vingt ans sans succès les rayonnages des bandes dessinées. Même pas une petite réédition pour faire cadeau à un ami ! Son dernier album était La mare aux pirates paru chez Casterman en 1987. Je savais que Masse habitait Grenoble, qu'il avait fait du cinéma, c'est tout. En 88, je m'étais inspiré de Elle court, elle court la Zup figurant dans le premier volume de L'Encyclopédie de Masse (Les Humanoïdes Associés, 1982), pour écrire Le couple idéal, musique composée par le Drame pour le ballet Ecarlate de Jean Gaudin. "N'en profite pas pour te prélasser à la fenêtre". Nous avions transposé l'action en bruitages en essayant de préserver le rythme et l'absurde de la BD, mais rien ne pourra jamais égaler ce chef d'œuvre d'humour, j'allais répéter absurde, mais rien n'est absurde chez Masse qui s'appuie toujours sur les recherches scientifiques les plus sérieuses pour délirer à loisir. Ses études de mœurs imaginaires, qui décalquent le réel par renversement ou rétrogradation, lui confèrent un statut philosophique universel. Ses perspectives placent l'infini en abîme par une série d'aller et retour de la 3D à la 2D. Le syllogisme c'est le bonneteau intellectuel. Le temps s'arrête. Critique de la vitesse. Le théâtre et son double. Chez lui, l'Auguste sert le clown blanc. Rien de grave : c'est mathématique. Masse incarne tous ses personnages. Les deux du balcon sont une seule et même personne. Le trait vibre entre les gravures d'Hetzel et les oreilles de Mickey, le décor entre Escher et Canaletto. La BD, c'est du free jazz : on pose le thème, et place à l'impro. Plus le thème est solide pour se raccrocher, plus on peut prendre de risques dans l'impro. Et le scénario coule tout seul. En fait, ce n'est pas le scénario, qui est le plus important. C'est la règle mécanique de la partie. Comme pour le vivant, c'est la forme du squelette qui va induire toutes les possibilités de la vie future (un oiseau vole grâce à la forme de son squelette. Le squelette de l'homme ne lui permettra jamais de voler. Pas plus que celui de l'autruche ou du dodo, malgré leurs plumes !). La boucle est bouclée : les mécanismes de la création sont les mêmes que ceux du vivant. Et l'observation scientifique de ces mécanismes dans la nature m'instruit tout autant sur eux.
En entrant jeudi au Monte-en-l'air rue des Panoyaux, je ne m'attendais pas à trouver trois nouveaux livres, plus la réédition en un seul volume de L'avalanche (Les Humanoïdes Associés, 1983). Avec le recueil inédit L'art-attentat (Le Seuil) est offert un facsimilé d'une histoire de ses débuts, Le roi de le monde qui me fait penser à Copi ou Bosc. Comme je commence l'album je retrouve instantanément l'invention époustouflante du scénario, la qualité du dessin, l'humour kafkaïen. Je suis encore plus impressionné par le catalogue de l'exposition qui est présentée aux Sables d'Olonne au Musée de l'Abbaye Sainte-Croix jusqu'au 17 juin, car j'y découvre que Masse a ensuite pratiqué la sculpture (aucune photo disponible, mais somptueux croquis !) et surtout son entretien mérite les mêmes qualificatifs que son œuvre, ou plutôt elle en fait partie. Je me demande même si Masse ne s'auto-interviewe pas à l'image du célèbre texte de Glenn Gould interviewant Glenn Gould à propos de Glenn Gould. Son Spectacle à petit budget (paru la première fois dans l'album de L'écho des savanes, 1976) est resté pour moi un modèle conjuratoire chaque fois que j'ai affaire aux institutions : pendant que le héros fait le pitre, son dernier phylactère indique "J'espère qu'ils verront pas que c'est subversif...".
Je recommande donc vivement d'acquérir tout ce que vous trouverez de cet immense artiste, le catalogue des Trames sombres de Masse (en contradiction avec la Ligne Claire), L'art-attentat, On m'appelle l'avalanche (L'Association), et maintenant que j'ai dévoré les propos de Masse je crois que je vais craquer pour le luxueux portfolio de 36 pages en sérigraphie trois couleurs, Tsunami au Musée (Le dernier cri). Il est compliqué de parler d'une œuvre si complexe comme il est difficile de faire partager un enthousiasme aussi débordant. Il est peu d'auteurs qui m'ont emporté ainsi : Frank Zappa, Charles Ives, Edgard Varèse, Jean Cocteau, C.F. Ramuz, Freud, Carpaccio, Jean-Luc Godard, Gould... Je cite seulement quelques uns des révolutionnaires qui ont marqué mon récit. Au dos de L'encyclopédie est imprimé : Encyclopédie de macrorhino-épistémologie. (La Macrorhino-épistémologie : science moderne issue de la lointaine prose chère à Monsieur Jourdain et de la plus proche pataphysique, consistant à parler des autres sciences, sans connaissances particulières, simplement en mettant en scène des personnages à grands nez.). C'est juste. J'ai envie de tout relire. Doucement, parce que c'est dense. Dense par les mots, par les images, par les idées. En découvrant Marc-Antoine Mathieu j'avais senti un air de famille. C'est sympa, il se côtoient alphabétiquement sur leur étagère. Mais je suis contrarié de ne pouvoir mettre la main sur mon exemplaire du 30x40 publié en 85 par Futuropolis, qui a disparu de ma bibliothèque. Ses albums m'ont inspiré plus d'une fois, dans ma fréquentation de l'humanité et dans l'évocation onirique qu'offre la critique constructive.
Extraits sur le Net : 1 2
Illustration : catalogue verso-recto
Commentaires
1. Le samedi 26 mai 2007 à 23:59, par William Gacquer
2. Le jeudi 6 septembre 2007 à 21:47, par Francis
3. Le lundi 22 mars 2010 à 03:18, par Florian
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