Par exemple, En avant les Bretons est la marche que chantèrent quatre cents énergumènes partis sur le Front de l'Est, parce que les Français étaient leurs ennemis et que les Allemands étaient ceux des Français ; à la Libération, ce syllogisme pourtant si peu suivi permit à l'État de cogner sur les Bretons et des les mettre à l'index (on arrêtait quiconque jouait du biniou ou de la bombarde !). À la même époque, Le Général de Gaulle est un hymne à la Résistance, hommage aux soldats marins fusiliers bretons, certes emprunt d'une bonne dose d'anti-germanisme. "Faut de tout pour faire un monde", ce n'est pas différent de chez nous (lorsqu'elle était petite, ma fille me demanda un jour si la Bretagne était en France) ! C'est tout de même sur ce bout de la Terre que l'extrême-gauche fait ses meilleurs scores et Le Pen son plus mauvais... Le barde peut citer le réactionnaire Théodore Botrel, mais ne le glorifie point. C'est le travail d'un ethnologue, aussi attaché à la forme qu'au fond.


Le barde a choisi d'illustrer cette marche avec des pingouins, aux couleurs du drapeau breton, le gwen ha du (littéralement blanc et noir), bannière herminée inspirée au début du XXe siècle par le drapeau américain ! Mais ces Bretons sont de drôles d'oiseaux qui défèquent devant la caméra... Le spectacle n'entretient aucune ambiguïté politique, car le barde commente chacune des ses chansons d'anecdotes croustillantes plus drôles les unes que les autres. Comédien, imitateur, il prend tous les accents de Pleyben à Ploudéac, accompagné deux heures durant par Robert Kervran à l'accordéon et son "petit ensemble", un orchestre virtuel de balloche pur jus, sans le soufre qui arrêterait la fermentation des pommes. Que l'on voyage un peu et l'on se rend compte que les Tziganes roumains utilisent chez eux les mêmes synthés pourris plutôt que les violons de la world. De l'authentique, vous dis-je, même si ça nous défrise le bigoudi de la bigouden. Sur scène, un écran projette des images d'archives ou d'autres ringardises pseudo-pychédéliques. Le barde n'a peur de rien, il raille sa culture avec tendresse comme les Belges ou les Juifs inventent des histoires drôles. En Bretagne, tout passe par la musique et la danse.


À l'époque de Silex (fantastique label de disques racheté par Auvidis et enterré par Naïve), son fondateur, André Ricros, m'avait expliqué que le folklore est le terrain de la réaction et que la musique traditionnelle est celui du progrès, voire de la révolution. C'est lui qui compara Lors Jouin à Nusrath Fateh Ali Khan, dans un répertoire certes très différent de celui du "barde" ! Lors réalise ici un travail critique et burlesque qui remet le folklore à sa place en en utilisant toutes les ressources, fussent-elles du plus mauvais goût. Vive le mauvais goût s'il nous permet d'entendre La brune de Langoëllan, anonyme coquin paru jadis sur l'Anthologie de la Chanson Française : " De quoi te méfies-tu belle charcutière, J'ai dans ma poche du boyau tout suiffé... ".
Les Bretons qui connaissent Lors Jouin depuis trente ans comprendront facilement le canular, humour grinçant qui vise juste. Les "étrangers" auront besoin d'une petite introduction comme celle que je me suis fixée. Alors, plutôt qu'écouter des fadeurs panceltiques, il est indispensable de découvrir ses autres méfaits. Certains sont tendres et comiques comme avec Les Ours du Scorff que tous les enfants adoreront s'ils ne les connaissent déjà, d'autres plus graves et actuels tel son groupe Toud'Sames (tous ensemble) réunissant Jean-Michel Veillon à la flûte, Alain Genty à la basse, David Hopkins et Dom Molard aux percussions. Retrouvez les déchirants gwerziou a capella du cd Moualc'h ar meneiou (peut-être épuisé, c'était chez Silex) ou Tan Dehi, son duo avec le guitariste Soïg Sibéril (chez Coop Breizh comme Toud'Sames), ou encore Les ânes de Bretagne avec son éternel comparse Gigi Bourdin, une sacrée paire de joyeux drilles. J'ai toujours rêvé d'engager Laurent (c'est Lors en gallo) comme comédien, son premier ou son second métier, peut-être dans le feuilleton que nous ne finissons pas d'écrire avec Françoise, un rôle de gardien de phare reconverti en gardien d'immeuble parisien...
La démarche de Lors Jouin n'est pas si éloignée de celle des manifestants du billet de dimanche. Cela peut sembler rigolo, mais dans le fond c'est saignant.