Lorsque nous avions vingt ans, nous étions en colère. Peu de choses trouvaient grâce à nos yeux sur cette terre. Nous avons visité d'autres planètes, nous avons agité nos bras, nous avons hurlé. Nous avons organisé des mots, des images et des sons pour voir ou entendre ce dont nous rêvions. ''Une mouche se pose sur une page... Les mots sont des actions... Mais qui jouera le rôle de la mouche ?" (écriture aléatoire et improvisation avec Francis, 1972). Il faut absolument que je relise mes carnets de l'époque, remplis à ras bord de dessins, de poèmes, des traces de tous les amis, des premières amours.
Pendant les vingt ans qui suivirent, nous avons eu la sensation de faire partie de l'avant-garde, nous pensions que l'histoire nous donnerait raison. Le concept était gratifiant, le public et la presse appréciaient nos inventions de laboratoire, les risques que nous prenions en scène, notre engagement de tous les instants. Mais le gros de la troupe n'a pas suivi, nous avons foncé au casse-pipe. Nous nous sommes tous isolés. Les spectateurs ont vieilli en même temps que nous. Ils sont devenus paresseux. Nous aussi. Rien de plus pitoyable que les vieux fans de hard rock, de Magma ou de Johnny, restés coincés sur une époque, celle de leur jeunesse. Toutes les époques recèlent des joyaux et ils appartiennent à tous les genres sans aucune exception. Le public idéal n'a pas d'âge, il va des ados jusqu'aux ancêtres, comme lorsque l'on joue en Bretagne. Quand nous avons constaté que la musique improvisée allait perdre son audience, que nous nous étions enfermés dans une tour d'ivoire qui ne pouvait qu'abriter les mêmes mouvements avec, en plus, seulement du bide et des rides, nous avons décidé de faire un pas vers le public, nous avons cherché à plaire. Nos convictions intimes, nos compétences limitées, nos maladresses enviables ne nous permettront pourtant jamais de rentrer dans le moule, mais nous avons tout de même tenté de caresser l'auditeur dans le sens du poêlle, de réchauffer son cœur au radiateur de la mélodie, d'éclaircir nos propos. Nous avons appris à gérer nos connaissances au lieu de continuer à mettre en jeu ce que nous ne maîtrisions pas. C'est plus vrai pour moi que pour Bernard dont l'écriture continue d'explorer des territoires qui lui sont inconnus, même si ses nouveaux espaces d'intervention sont ceux généralement arpentés par le grand public. Il s'est mis à composer des quatuors, des valses, des chansons, des mouvements symphoniques, tandis que j'apprenais à jouer des démarquages de la musique "classique" et que j'appliquais mes théories au design sonore. Notre pari fut plutôt réussi, nous en avons croûté, parfois même abondamment, et nous avons continué à apprendre, ce qui est somme toute la partie la plus souriante de la vie. Aucun regret. Un temps pour tout. Il y a évidemment un "mais", réserve jetant une ombre sur mon enthousiasme. Si nous avons poursuivi notre entreprise de construction, nous avons souvent oublié de démolir. Plaire ou déranger ne participent pas de la même politique. Il arrive que le dérangement plaise, mais cela ne devrait pas nous influencer. Nous pourrions nous endormir. Tout ce qui sort le public de ses habitudes dérange, c'est souvent à cela que l'on reconnaît une œuvre.
Maintenant que je jouis d'une petite reconnaissance qui me permet de vivre de mes élucubrations, il est temps que je me réconcilie avec mes premiers émois, mes premières envies, et que je crée sans souci de la réception qui en sera faite. Les deux mouvements ne sont pas incompatibles. J'adore composer de la musique appliquée, mais j'ai toujours eu besoin de rêver plaies et bosses. Depuis dix ans, je ne produis presque plus d'œuvre musicale indépendante d'une commande. Je ne veux pas ajouter une pièce de plus au bruit ambiant. Ma créativité n'est pas en reste, elle s'exerce ailleurs, par les films, le multimédia (CD-Roms, Internet, les objets communicants...), l'écriture ou la photographie, et puis le regard, prendre de la distance, ne pas prendre ce que l'on nous sert pour argent comptant. Je disais que je recommencerai lorsque j'aurai trouvé une nouvelle musique, une idée qui vaille la peine que je m'y replonge corps et âme. Je tournais en rond, parce que je cherchais la réponse dans l'avenir, alors qu'elle était dans l'histoire, dans mon histoire. Il me fallait une révolution. Je vais donc tout refabriquer de A à Z, empoigner les instruments que je ne maîtrise pas, jouer de la voix, apprendre à réentendre parce que le monde ne sonne plus pareil ou qu'il existe d'autres univers. Avant tout, il faut revenir à la question du "pourquoi", la motivation première. Comme chaque fois que le problème est correctement posé, la solution est lumineuse, évidente. Le "comment" coule alors de source. Il ne reste plus qu'à travailler !