S'entendre dire que l'on ne fait pas partie de la population active ou que l'on est à la charge de la société parce que l'on est intermittent du spectacle alors que l'on bosse 7 jours sur 7 et 15 heures par jour pour s'en sortir malgré les difficultés que rencontre le métier face à une politique de plus en plus culturellement suicidaire, c'est énervant. S'entendre traiter de lepéniste parce qu'on ne vote pas pour la social-démocratie, devilliériste parce que l'on ne veut pas de cette Europe là, réac ou rétrograde parce qu'on roule à bicyclette dans les rues de Paris, c'est fatiguant. Entendre dégoiser sa mère contre les cyclistes, l'écologie, les produits frais ou bios, la prétendue pollution, les ordinateurs, les privilèges des grévistes, les gauchistes qui ne baissent pas les bras et tutti quanti, c'est déprimant.
D'autant plus si c'est elle qui paradoxalement vous a appris à penser par vous-même, à rédiger un texte pour exprimer clairement vos idées, sans négliger celles des autres, et que l'on vous a fait croire que vous aviez été élevé dans un milieu d'intellectuels de gauche... Au milieu de cette petite bourgeoisie, c'est ainsi que mes parents se définissaient. Ainsi j'appris à faire une dissertation après qu'elle en ait fait nombre à ma place ! "Birgé, votre style habituel..." C'était la première fois que je m'y collais.
Je n'appelle plus autant ma maman au téléphone et je la vois moins depuis qu'elle ressasse hargneusement ses éternels griefs contre une population qui refuse de plier ou collaborer avec l'horreur (l'exploitation de l'homme par l'homme) et le cynisme. Elle râle évidemment encore plus contre ceux qui s'y conforment. Maman ne jure que par ce qu'elle voit à la télé et ce qu'elle lit dans le Nouvel Obs, mais qu'entend-elle, s'étant repliée sur des positions misanthropes qui lui évitent de se remettre en question ? Cela me rend si triste de la voir souffrir et s'ennuyer par simple intolérance. S'aimer soi-même, c'est par là qu'il aurait fallu commencer. Il n'est jamais trop tard. Quelle histoire familiale a pu produire tant de souffrance chez les trois sœurs ? Sa cadette exprime sa folie avec une apparente désinvolture tandis que l'aînée ne laisse percer ses sentiments. Ma grand-mère avait un sale caractère, mais ce n'était rien à côté de mon arrière-grand-mère, Béberthe, une horreur, paraît-il ! Je n'ai fait que la croiser lorsque je roulais encore en poussette. Je dois à la mienne le pouvoir de prendre mes distances avec le modèle social, mais elle a oublié ses propres leçons.
Est-ce une question d'âge et de sénilité ? Je ne crois pas. Dimanche, nous avons évoqué la vieillesse avec Agnès Varda, à peine plus âgée qu'elle et sérieusement plus active. Ce n'est pas qu'elle soit facile non plus, mais, comme Rosette, elle vibre avec son temps. Évidemment la mémoire décline, des choses récentes s'évaporent, des faits anciens refont surface, reste la morale qu'elles se sont forgée chacune. Rien n'implique que l'on sombre dans le déni et le rejet si l'on s'est préparé à vieillir. Il n'est pas d'âge pour devenir un vieux con ou un vieux sage. Vieux ? On n'y échappe que par la mort prématurée, les questions, alors, ne se posent plus. Tout finira ainsi. Quelles raisons aurait-on de se hâter lorsque tout ce qui nous a été offert reste à transmettre ? Con ! La tentation est forte, tout est fait pour, nous abrutir, rendre notre cerveau humain disponible au marché des idées comme des marchandises. Sage ? C'est un travail de fourmi, jour après jour, matin après matin, obstacle après obstacle, un désir de douceur, à partager... Il faut être entouré et savoir écouter. Encore. Toujours. Plus. Les proches, attentionnés et bienveillants, se chargent de vous rappeler à la vie, parce que la route est longue, semée de vilaines tentations, de provocations stériles, de situations complexes et de fausses routes. Il est si facile de se tromper.
Je ne sais pas quoi faire. Certains jours, je calme le jeu, à condition qu'elle le permette, sinon je passe. D'autres, je monte au créneau, je hurle pour en placer une, je reconnais là sa mauvaise influence, ce dont je dois me détacher. D'elle, je voudrais conserver ce qui me fait du bien et m'a fait grandir, mais recracher ce qui m'a pourri la vie lorsque j'étais enfant, lorsque mes parents s'engueulaient à tous bouts de champ. Adolescent, mon père me demandait de jouer les modérateurs. Comme si c'était mon rôle ! Ces derniers temps, j'aurais souhaité aider ma mère, mais je me sens impuissant, ne pouvant cautionner le mépris qu'elle exprime trop souvent à l'endroit de quiconque ne pense pas pareil, intolérance dont je croyais exempte mon éducation. Est-ce seulement le besoin d'avoir raison qui pervertit le raisonnement ? Que s'est-il passé ? Ai-je à ce point changé ou s'est-elle laissé enfermer dans un rôle autodestructeur qui attriste tous ceux qui l'aiment ?
Ma mère ne lit pas plus mon blog qu'elle n'écoute lorsque je tente de lui parler tendrement. Elle ne s'intéresse pas non plus à ce que fait Elsa lorsqu'il faudrait faire trois pas vers un Mac pour regarder le site qu'elle s'est construit. Elle ne sait plus qui je suis. Elle fait semblant. Devant les autres, je reste le petit garçon dont elle est si fière. Mais celui-là n'existe que dans le passé, le présent est oublié. Toute mon enfance, j'ai tout fait pour exceller, quitte à m'en rendre malade, juste pour lui faire plaisir. En 68, j'ai réalisé que la vraie vie était ailleurs. Depuis quelques années, j'apprends doucement qui je suis et pas seulement d'où je viens. Sa noirceur me pousse vers la lumière. J'écris pour être certain de me souvenir, si un jour je deviens vieux.