De 1975 à 1979, je collaborai presque quotidiennement avec Jean-André Fieschi qui avait été responsable de l'analyse de films pendant mes trois ans d'études à l'Idhec (l'Institut des Hautes Études Cinématographiques devenu depuis la Femis). Je devins son assistant, en particulier pour Les Nouveaux Mystères de New York dont je tournai d'ailleurs quelques scènes et participai au montage avec Brigitte Dornès. Le film, magnifique, entièrement réalisé à la paluche, est réputé comme perdu, effacé par le temps.
La paluche était une caméra construite par Aäton, préfigurant les petites caméras que l'on tient aujourd'hui au bout des doigts, mais à l'époque des débuts de la vidéo portable, c'était révolutionnaire. Je me souviens que Jean-André était obligé de mettre le lourd magnétoscope (en quart de pouce) dans un sac à dos pour pouvoir tourner dans la rue. Cette caméra-stylo ressemblant à un gros microphone était l'instrument dont il avait rêvé, il l'avait payé à Jean-Pierre Beauviala en jetant un sac de pièces d'or sur son bureau de Grenoble.
Jean-André adorait les coups de théâtre. Cela lui portait parfois préjudice comme le jour où sa compagne d'alors, la philosophe et écrivaine C. le fit interner abusivement pour l'avoir menacée avec un coupe-papier sorti de son fourreau, comme dans un film de Feuillade. Arrivé au moment où deux malabars en blouses blanches venaient le chercher, je passai la nuit à ameuter ses amis pour le sortir de là, mais JAF s'en tira très bien tout seul. Quelques années plus tard, il me raconta l'épisode de la dague dont je n'avais pas été témoin, ajoutant que "c'était la preuve qu'elle n'aimait pas l'opéra". Ce n'était pas toujours facile de vivre avec lui, mais j'étais le protégé de la famille et partageais leur vie pendant quatre ans de bonheur où mon "maître" m'apprit le cinéma (suite de mes études), la littérature (je commençai à lire), la musique (me faisant connaître les musiques classique et contemporaine, l'opéra, le jazz et le free, etc.) et surtout la méthode qui me permettrait d'avancer seul dans la vie et dans mes métiers. De C., j'appris ce qu'était la psychanalyse. Grâce à eux, je rencontrai un nombre impressionnant de sommités et de célébrités, bien que je manquai chaque fois Lacan, un regret. À leur séparation, C. coupa tous les ponts, m'accusant d'avoir fourni à son compagnon les champignons hallucinogènes qui brisèrent leur couple. Comme s'ils avaient besoin de cela ! JAF était un forcené, capable d'abattre un travail phénoménal en une seule nuit comme de rester muet pendant des jours.
J'avais le privilège de partager tous ces instants et je me suis demandé longtemps ce qu'il trouvait dans ce petit jeune homme de dix ans son cadet. Je faisais. Comme un passage à l'acte. Malgré mon jeune âge, je produisais, sans répit, et je me produisais, avec enthousiasme et en toute indépendance. La musique le permettait mieux que le cinéma. Question de budget. La vidéo domestique n'existait pas encore. Il y passa lorsque les petites caméras apparurent sur le marché et devint enfin réalisateur, après avoir travaillé comme journaliste aux Cahiers du Cinéma, au Monde, au Nouvel Obs, etc. Il avait également été chargé de la production à Unicité, la boîte audiovisuelle du Parti Communiste. Il me mit là aussi le pied à l'étrier en me commandant des musiques et des partitions sonores pour des audiovisuels de Michel Séméniako, Claude Thiébaut, Noël Burch, Marie-Jésus Diaz, Daniel Verdier, etc. Mon premier travail de "collaboration" (mi-anar mi Trotsk, je n'étais que "compagnon de route") sera le disque 33 tours 1975, l'Année de la femme réalisé par Charles Bitsch. J'aimerais bien vous le faire écouter un de ces jours. Pour les arrangements j'avais engagé Bernard Lubat qui me fit ensuite rencontrer Michel Portal, mais ça c'est une autre histoire. J'avais déjà produit Défense de et fondé GRRR, j'y reviendrai. Jean-André avait réalisé plusieurs Cinéastes de notre Temps sur la Première Nouvelle Vague (avec Burch), le jeune cinéma italien et le meilleur film jamais tourné sur Pasolini, Pasolini l'enragé... On l'aperçoit dans Alphaville dans le rôle du Professor Heckell (Comolli était Jeckell).
Ma dette envers Fieschi est inextinguible. Initié lui-même par l'écrivain Claude Ollier, il me transmit à son tour tout ce qui lui était possible. D'autres avaient probablement précédé, d'autres suivront. C'est un passeur. Pourtant il était incapable de parler à plusieurs personnes à la fois. Amateur du secret, il avait besoin d'une complicité exclusive. En vieillissant, encore qu'aujourd'hui les années ne semblent pas avoir eu prise sur lui, il tempéra ses attitudes suicidaires : plus d'une fois il détruisit, la veille d'une présentation, ce qu'il avait patiemment et majestueusement élaboré. J'étais le pare-feu, dévoué au point de traverser Paris au milieu de la nuit. Notre collaboration prit fin à Venise qu'il me fit découvrir comme cadeau d'adieu. La grande classe. Un grand homme.
Toute cette histoire pour en arriver là, à ces bribes filmées en 1975 dans mon appartement du 88 rue du Château à Boulogne-Billancourt. Remember My Forgotten Man est un film expérimental tourné à la paluche, sans montage. Des rushes d'aucun projet. Brigitte a sauvé la bande 1/4 de pouce en faisant un report sur VHS avant qu'elle ne s'efface. Je l'ai plus tard transcodé numériquement. D'une durée de 26 minutes, il est en deux parties pour des questions purement techniques liées à DailyMotion.


Au début, on entend Jean-André, qui m'a exceptionnellement prêté la Paluche pour le week-end. Les amis qui figurent sur Remember My Forgotten Man sont Philippe Labat, mon colocataire d'alors et grand ami, disparu pour avoir sombré dans l'héroïne, Thierry Dehesdin, qui est toujours photographe et avec qui j'ai partagé l'aventure du light-show, Sylvie Sauvion, que j'espère revoir un de ces jours, le chien Zappa, et d'autres dont j'ai oublié le nom ou que je n'ai jamais rencontrés. La partition sonore est celle de l'époque, musiques que nous écoutions à la maison, références de notre éclectisme.