Après une journée à passer des coups de fil sur trois lignes en même temps, régler des détails de régie pour le spectacle de samedi et découvrir que mes problèmes de mail venaient une fois de plus de mon fournisseur d'accès Online, je ne trouvais rien à raconter de passionnant. En désespoir de cause, j'ouvre un tiroir dans lequel j'ai rangé des babioles lors de mon emménagement, des trucs qui ne servent à rien mais dont je n'arriverai probablement jamais à me défaire. Les souvenirs portent bien leur nom. Ils font remonter à la surface des histoires oubliées, des pans entiers de nos vies, anecdotes tragiques ou amusantes, petits cadeaux attendrissants, rencontres sans suite... Côte à côte, je tombe sur des reproductions des premiers dollars américains rapportés de mon premier voyage en 1965 et des paquets de cigarettes bosniaques vides, fabriqués avec des pages de livre, des emballages de savonnettes et de bas de femme recyclés. Le contraste me saute aux yeux. La misère et l'opulence. Un nouveau monde et la fin d'un autre.
Les assignats ont gardé le parfum sucré du faux parchemin, 4 dollars "espagnols" de 1778 de Caroline du Nord, trois de Rhode Island portant le numéro 2298 avec le taux des intérêts, 8 de la Baie du Massachusetts, le tout échangeable contre des pièces d'or ou d'argent... Dans la même boutique, j'avais acheté des facsimilés de la Déclaration d'Indépendance du 4 juillet 1776 et de la Constitution de 1787. Leur texture me faisait rêver, comme la carte de l'île au trésor du Capitaine Flint. Le texte ouvrait des perspectives qui se refermeraient trois ans plus tard.
Les paquets de clopes raplaplas, fabriqués avec des papiers de récupération, sont moins glamour. Il n'y avait plus grand chose à manger, mais les Sarajéviens continuaient à fumer. Allez savoir de quoi étaient faites leurs cigarettes ! Ça esquintait moins les bronches que les obus des monstres ne vous arrachaient la tête. C'est tout ce que j'avais réussi à rapporter, un billet de 5000 dinars sans valeur, un timbre-poste sans utilité puisqu'aucune lettre ne pouvait sortir de la ville assiégée et deux paires de privglovke (orthographe approximative), soit les dernières chaussettes à semelles d'une vitrine vide qui n'aurait plus de raison d'être le lendemain matin. J'ai aimé vivre avec ces gens qui n'avaient rien, partageaient tout.
Je jette tout cela en vrac sur le scanner. Le blason des Etats Unis s'est bien terni. À défaut d'être craints, ils ont réussi à se faire haïr par le reste de la planète. La fin d'un nouveau monde. La boucle est bouclée. Les dollars d'aujourd'hui n'auront bientôt pas plus de valeur que ces bouts de papier jaunis. Souvenirs. On gardera les meilleurs. Sans tabac, les emballages de fortune ne signifieront plus rien à celle qui les découvrira un jour dans ce capharnaüm. Heureusement, j'ai conservé trois paquets pleins, plus explicites, évidemment infumables. L'ont-ils jamais été ? Une autre fois, je vous raconterai ce qu'il y a de chimères entassées dans ce tiroir du bas.
Plus le temps avance, plus le tri devient nécessaire. Les souvenirs n'ont pas tous la même valeur. L'accumulation est étouffante. Je dois me replonger dans les archives sonores exhumées pour mon disque et que j'avais laissées de côté ces derniers jours. Là, je me laisse aller...