À changer de siècle se révèlent des mutations inattendues, des amnésies culturelles surprenantes exigeant de plus en plus souvent des transmissions urgentes de savoir ou de connaissances. Cette réflexion m'est venue à la lecture du palmarès 2008 des journalistes des Cahiers du Cinéma dans leur numéro de janvier. Cherchant à comprendre le goût des uns et des autres, j'y lis une troublante perte de repères, un effort chaotique pour s'inventer une ligne que la production internationale ne facilite pas. Ici aussi règne la confusion entre les effets de foire et les regards d'auteurs, fascinations foireuses et obscures hauteurs. C'est que j'ai toujours autant besoin de ma dose de découverte et d'étonnement pour continuer à avancer.
La lecture mensuelle du reste du magazine me suggère une hypothèse. Je suis abonné aux Cahiers depuis 1975, mais je rattrapai alors mon retard en compulsant les numéros précédents de cette revue créée en 1951. Si depuis quelques temps, je n'y apprends plus grand chose, est-ce dû à l'âge des capitaines ou à l'état de la production cinématographique, l'adjectif "audiovisuelle" ne pouvant convenir à une revue qui ne fait qu'effleurer la télévision et ignore l'hypermédia ? Lorsque je commençai à m'y plonger, la rédaction avait une dizaine d'années de plus que moi et me guidait dans le noir des salles obscures comme on aide un aveugle. L'époque aussi était tout autre, plus encline à refaire le monde qu'à le protéger.
Aujourd'hui, les rédacteurs ont vingt ans de moins que moi, le nombre de films à inscrire au patrimoine de l'humanité a grossi, le temps pour voir et revoir est limité par les immuables vingt-quatre heures de chaque journée, la cinéphilie se limite souvent pour le spectateur lambda à la date de sa propre naissance. Les comptes d'apothicaire de cette douloureuse équation montrent à quel point l'amnésie constatée caractérise la mutation.
Comme je discutais avec mes étudiants en Master 2 Hypermedia, une brochette stimulante de jeunes gens et jeunes filles intelligents et sensibles, j'étais effaré d'apprendre qu'aucun d'eux n'avait jamais entendu parler de Jacques Tati ou Luis Buñuel ! À cet instant, j'ai recommencé à penser qu'une revue contemporaine, qu'elle soit de musique ou de cinéma, devait immanquablement tracer des ponts entre l'actualité et le passé si elle voulait espérer inventer l'avenir.