Où le doute va-t-il se nicher ? J'ai mauvaise conscience d'avoir pourfendu tel disque ou tel film, ou même d'en rédiger un compte-rendu mitigé au lieu de n'évoquer que des objets qui m'ont emballé et sur lesquels je peux me laisser aller à la dithyrambe. C'est pourtant l'objectif que je m'étais fixé. N'écrire que sur ce qui me plaît, ignorer le reste. Je me sens parfois obligé de montrer que je regarde bien les films envoyés par les éditeurs, ou bien ma déception se doit d'être canalisée, ou encore je suis énervé lorsqu'une idée est bonne et qu'elle est gâchée, mais je ne tire aucune fierté de ces billets rageurs. Je fais ce que je peux pour aborder ici des sujets rarement traités ailleurs. Il peut m'arriver de faire une entorse à ce régime pour prendre le contrepied de ce qui se dit habituellement. Mes critiques les plus vives s'expriment évidemment si quelque chose vient titiller ma conscience professionnelle ou citoyenne, entendre morale et politique, ou s'il s'agit par exemple du son dans les médias audiovisuels, un de mes dadas. Je ne risque pas de me faire insulter lorsque j'encense quoi que ce soit, mais la moindre critique négative génère la colère de lecteurs contrariés. En général je ne publie que les commentaires argumentés et je jette machinalement les invectives imbéciles dans la boîte à ordures. En tout cas, j'essaye d'être honnête pour préserver ma crédibilité. En 1983, je titrai une œuvre pour le grand orchestre du Drame avec l'exergue que Jean Cocteau inscrit pour son Histoire féline : "Ne pas être admiré. Être cru." Mes compliments sont donc toujours sincères. Sinon je me tais. Ou je me fiche en colère. "Je m'insurge !" lançai-je samedi au débat sur les arts numériques, comme ça me chatouillait.
Fonçant bille en tête sans connaître mon interlocutrice, je dégommai récemment les grosses daubes proto-américaines, gibier du piratage, et l'utilisation idiote de la musique dans les films idoines, sans savoir que je m'adressais à une responsable d'Europa Corp, la boîte de Luc Besson ! Quelle rigolade ensuite, en pensant à mon candide emportement. Si j'avais connu son rôle, j'aurais probablement été plus poli compte tenu du dîner amical qu'avait organisé le producteur Tom Luddy ! Au déjeuner des Immédiatiques, j'ai parlé avec la même franchise à la député de Morlaix sans me souvenir qu'il s'agissait de l'ancienne Garde des Sceaux Marylise Lebranchu, donnant d'autant plus de poids à mes arguments que je n'étais pas intimidé ou retenu par quelque déférence. Son oreille attentive me surprit tandis que j'évoquais en quoi Internet transforme nos mœurs, quelles nouvelles pratiques sociales pourrions-nous développer, quels échanges cela pourrait susciter, quels dangers nous guettent et quels nouveaux espaces de liberté les artistes seront-ils condamner à inventer après la reprise en main par les autorités politiques et les cadeaux offerts au Capital... La cassure générationnelle que représente l'âge des décideurs siégeant par exemple aux conseils d'administration des sociétés d'auteurs est évidente. À côté de la pétillante dame, un certain Jean-Marie Colombani s'enfonçait sur son siège. Comme s'il était gêné d'avoir exigé d'avancer sa conclusion avant qu'ait eu lieu notre table ronde, retardée de ce fait ! Commodité personnelle. Les politiques annoncent souvent leur présence sans l'honorer, promo sans contrepartie. Ainsi Benoît Hamon découvre au dernier instant qu'il n'y a pas de vol Brest-Paris le samedi soir. Aura-t-il sermonné son assistant pour cet oubli ou bien félicité ? Et les stars à la petite semaine de chambouler le planning à leur guise. Nous nous en fichions, tout se terminerait pas un original plat de sushis frais sur leur port arrosé par la bruine et le vent, mais nous ne manquâmes pas de souligner ces goujateries. Se faire des ennemis fait partie du jeu, même si l'on préfèrerait l'éviter. Sans prendre partie on ne reconnaît pas ses amis. La complaisance a ses limites pour rester crédible et se donner la possibilité de faire de vraies rencontres. Ne pas être admiré. Être cru était le premier morceau de l'album Les bons contes font les bons amis !