Reçus à quelques jours d'intervalle, deux compilations de 2 DVD chacune (toutes zones) affichent "Avant-Garde" sur leurs jaquettes respectives. La première, volume 3 d'une collection dévouée au genre, est éditée par Kino et embrasse les années 1922-1954. La seconde, volume 4 d'une collection des trésors du cinéma américain, affiche la période 1947-1986. Entre les deux se dessine pourtant un grand écart caractérisé par l'abandon de la narration chez les Américains à partir de la fin de la seconde guerre mondiale, qui ghettoïse l'avant-garde dans les cinémathèques et les musées, tandis que le cinéma expérimental influençait jusque là le cinéma populaire. Il ne reste plus aujourd'hui que la pub ou les génériques pour s'en inspirer. Le simple terme d'avant-garde suggère que suivrait le reste des troupes !
Dans l'Avant-Garde 3 de Kino, Rien que les heures d'Alberto Cavalcanti (1926) anticipe les recherches formelles et documentaires de Berlin Symphonie d'une grande ville de Walter Ruttman et de L'homme à la caméra de Dziga Vertov, Tomatos Another Day de James Sibley Watson (1930) se moque de l'arrivée du cinéma parlant en le retournant comme un gant, The Uncomfortable Man (1948) de Kent Munson et Theodore Huff est réalisé douze ans avant The Peeping Tom de Michael Powell, Mary Ellen Bute ou John Whitney rappellent les animations de Norman McLaren, Closed Vision, pétillant long-métrage lettriste de Marc'O (producteur du Traité de bave et d'éternité d'Isidore Isou, présent sur le volume 2, et réalisateur du film-culte Les idoles) présenté à Cannes en 1954 par Buñuel et Cocteau ! Les autres films sont aussi passionnants, de la Danse macabre de Dudley Murphy au Four in the Afternoon de James Broughton en passant par Charles F. Klein, Sidney Peterson, Chester Kessler, Dimitri Kirsanoff, Willard Maas, John E. Schmitz. En bonus, quelques extraits de films populaires influencés par le cinéma expérimental montrent que les ponts n'étaient pas encore coupés entre les raconteurs d'histoires et les plasticiens expérimentaux. Les premiers n'avaient pas encore perdus leur curiosité, les seconds n'avaient pas encore été entraînés par un formalisme répétitif dont les poncifs n'avaient rien à envier aux précédents.
Car la seconde compilation, Trésors de l'avant-garde américaine, incite à s'interroger sur les constantes qui émanent de la plupart des films jusqu'à se répandre mondialement comme le reste de l'industrie culturelle étatsunienne. Nous nous retrouvons souvent face à de longs plans séquences sans montage, des accumulations stroboscopiques d'images du quotidien parfois légèrement tordues par un psychédélisme naissant, des bougés, flous, ratures hérités des films domestiques dits amateurs, un commentaire prétendument poétique en voix off et d'autres artefacts qui finissent par faire un genre de ce qui aurait pu rester du cinéma "expérimental", soit une recherche de ce que peuvent apporter, par exemple, la rencontre des images et des sons. Certaines de ces images présentent une réelle beauté picturale dont les innovations sont essentiellement liées à l'évolution technologique des outils employés. On est ainsi passé de la peinture au cinéma, puis à la vidéo, enfin à l'informatique, mais la plupart des films expérimentaux projetés depuis soixante ans ressemblent plus à des tableaux qui bougent qu'ils ne véhiculent un langage cinématographique proprement dit. À mon niveau, ils ne peuvent me plaire que s'ils convoquent quelque mouvement dialectique entre leurs composants, que ce soit dans la relation audiovisuelle (la complémentarité du son), dans la rencontre elliptique de deux plans (le montage), dans les rebondissements de l'action (le scénario) ou dans le choc qu'ils produisent sur notre inconscient avec les questions qu'ils suscitent à la clef. Le reste est bien monotone. La comparaison chronologique est inévitable avec la cassure entre les inventions du cinéma muet et la régression du parlant. Enseigné dans les écoles des beaux-arts ignorant l'histoire du cinématographe, condamné à reproduire les tics des peintres de l'ancien temps fusse avec de nouveaux instruments, le cinéma expérimental s'enferme dans une matière plastique. Le comble de cette fatale déviance est représenté par l'art vidéo où les installations présentées en galeries et musées frisent l'indigence audiovisuelle en tentant de présenter des exercices plus que sommaires pour des cathédrales. Comme toujours, seuls quelques rares artistes se tirent du marigot. Entre les innovateurs ayant posé les bases et les auteurs dont l'univers est suffisamment fort pour tirer la substantifique moëlle de tout ce qu'ils abordent on trouvera toujours quelques géniales exceptions. Les œuvres non narratives, sincères et authentiques, seraient souvent plus appropriées à un accrochage qu'à une projection en salle. Regarder ces "films" religieusement ne sert pas leurs propos, c'est même carrément pénible. Combien de fois êtes-vous resté plus de cinq minutes devant un chef d'œuvre de la peinture ? La déambulation et la permanence serviraient probablement mieux leur diffusion. On en reparlera bientôt puisqu'un constructeur asiatique projette justement de mettre sur le marché un écran correspondant à cette démarche.
La compilation américaine réjouira néanmoins les amateurs. J'ai adoré les animations de Harry Smith ou Lawrence Jordan, la comparaison entre les deux partitions sonores deBridges-Go-Round de Shirley Clarke par Teo Macero ou Louis et Bebe Barron, le plan-séquence inversé sur l'escalator de Necrology de Standish Lawder... On retrouvera Jonas Mekas, Bruce Baillie, Robert Breer, Pat'O Neill, Wallace Berman, Saul Levine, Joseph Cornell, Stan Brakhage (dont il existe une superbe édition chez Criterion), Christopher McLaine, Ken Jacobs, Ron Rice, Andy Warhol, George Kuchar, Robert Nelson et William T.Wiley, Owen Land, Larry Gttheim, Hollis Frampton, Paul Sharrits que j'eus pour la plupart la chance de découvrir au CNAC et à la Cinémathèque lors de l'exposition "Une histoire du cinéma" présentée par Peter Kubelka en février-mars 1976. Signalons aussi la présence de plusieurs artistes féminines de choix, Chick Strand, Jane Conger Belson Shimane, Storm de Hirsch et Marie Menken. Un petit livret de 70 pages préfacé par Martin Scorcese accompagne l'ensemble, mais les quelques partitions récentes de John Zorn, compositeur en résidence à l'Anthology Film Archives, sentent le réchauffé et ne sont pas à la hauteur du magnifique travail des musiciens œuvrant sur la compilation Kino, à savoir Larry Marotta, Sue Harshe, Paul Mercer, Bruce Bennett et Davis Petterson, dont certains étaient déjà présents sur les volumes 1 (rassemblant Duchamp, Léger, Man Ray, Epstein, Orson Welles, Ivens, Richter, Eisenstein, Eggeling, Painlevé...) et 2 (cette fois Maas, Menken, Peterson, Broughton, Brakhage, Paul Leni, Mitry, Kirsanoff et Isou), tout aussi conseillés.