La température sort Ilona de son sommeil de plomb. Les murs brillent d'un éclat métallique qui lui glace le dos. Une sueur froide creuse des affluents qui se rejoignent à l'estuaire du coccyx. Les stigmates ont-ils été creusés de l'intérieur ? Pas tous, c'est impossible. Est-ce une surface ou un volume ? Il faut deux yeux pour le savoir et l'une des paupières d'Ilona reste collée. Ses doigts n'ont plus d'ongles. Aurait-elle pu griffer elle-même cette peau de rhinocéros qui remue quand on la touche ? Les plaques tectoniques qui s'entrechoquent suggèrent la convection d'une démangeaison intérieure. Ilona arrache son corsage, jette ses frusques à même le sol sans reconnaître ni le haut ni le bas. Elle se dénude complètement avant de plonger contre la paroi qui se liquéfie sous son poids. C'est comme nager sur la Mer Morte. Les sels d'argent irritent le cliché qui la révèle comme elle est, éperdument seule. Elle se retrouve dans sa maison détruite il y a déjà seize ans, mais à l'âge qu'elle a maintenant. Les jours de beau temps comme aujourd'hui, la rue est vide. Chacun se calfeutre derrière les plastiques translucides tendus à la place des fenêtres ne laissant passer que la lumière. On ne voit rien au travers. On imagine. Elle a ramassé des éclats d'obus qui ressemblent à des étoiles. À leur extrémité perlent des larmes fondues comme au bout de celles du shérif. Tombées au champ d'honneur. Tu parles. Personne ne pleure plus. Lorsque la brume se dissipe les collines sont à vue, alors ta vie ne tient qu’à un fil puisqu’elles te voient aussi. Tu ne cours plus. Si tu traverses tu te caches parfois la figure avec un journal pour ne pas voir la mort fondre sur toi. D'autres jours, tu forces le trait de ton maquillage pour qu'il se remarque de tout en haut. Montrer que tu ne crains pas la terreur. Ce n'est pas toi pourtant. Le ciel est retourné. Ta cousine Dana vit encore là-bas. Pas toi. Tu n'y es jamais allée. Ta culpabilité est un prétexte. Après l'attentat contre l'archiduc ta famille émigre à Athènes. Tu t'es engagée dans le bataillon pilote en pensant à cette fille devenue folle à force de solitude. On ne pouvait ni entrer ni sortir. Les paysans venaient faire des cartons le week-end pour se détendre. L'oncle finit brutalement sa carrière d'herboriste sur la place du marché. Ilona sait que l'obus n'est pas serbe, mais elle ne peut rien dire. Les monstres en ont tellement tirés. Cent personnes d'un coup. C'était le nombre qui tombait chaque semaine. Il a fallu celui des tigres pour que s'arrête le massacre. Pourquoi s'identifie-t-elle encore à Dana ? Elle regarde ses mains en croyant que ce sont les siennes, jusqu'à ce qu'elles s'envolent dans l'explosion. Le bruit la réveille. Un instant, elle imagine que c'est la dernière, déflagration atomique qui soufflerait tout et elle avec. Le rêve amplifie le moindre son. Elle est toujours vivante. Peut-elle enfin regarder le bleu du ciel sans crainte ? Ilona n'est pas Dana. Elle cherche autour comment chasser à jamais ses terribles images qui la hante, les plaintes étouffées sous le charnier, le chien crucifié, les chairs éparpillées. C'est trop fort. Ce n'est pas ça. Une nuée d'oiseaux lui perce les tympans. Max est devant elle. Il la regarde avec un sourire banane qui lui fend le visage jusqu'aux oreilles. Elle n'est pas certaine que ce ne soit pas sa gorge, quelques centimètres plus bas. Derrière elle, Stella fait claquer les doigts de ses deux mains comme si elle voulait imprimer un nouveau rythme à l'univers. Ilona ne peut pas suivre. Elle a du mal à tenir sur ses jambes. Elle glisse d'un pied sur l'autre. Rien n'est d'aplomb. C'est au tour du soleil de lui crever les yeux. Pourtant tout est serein. L'odeur du poisson envahit ses narines. Elle retrouve ses sens. Chacun se demande où ils ont bien pu atterrir.

Rappel : le premier chapitre a été mis en ligne le 9 août 2009, inaugurant la rubrique Fiction.