S'ils appliquent les consignes mécaniquement, les salariés seront immanquablement remplacés à terme par des machines. Seuls leurs initiatives, leur bon sens et la relation humaine qu'ils entretiennent avec les usagers pourront sauver des milliers d'emplois de l'informatisation de la société. J'aurais pu aussi bien titrer "Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?". Mon calme olympien m'aura-t-il permis de me sortir d'un nouvel imbroglio kafkaïen qui fait la renommée de notre pays ?
À l'origine le groupe de protection sociale chargé de ma future retraite (on ne rigole pas svp) me réclame l'ensemble des feuilles de salaire de 2006 remplies par une association pour qui je travaille depuis 1982 comme intermittent du spectacle. La quarantaine de cachets semble avoir été malencontreusement déclarée comme activité à temps plein, soit 365 jours par an, m'empêchant de bénéficier, lors de ma retraite, de points gratuits correspondant aux périodes de chômage indemnisées par Pôle Emploi. Il faut donc que j'envoie photocopies de mes bulletins de salaire de cette année-là. Comme j'insiste pour comprendre d'où vient l'erreur, je demande si d'autres années sont sujettes à la même erreur. En effet, elle s'est propagée depuis 1997 jusqu'en 2006. Avant et après, tout est correct. Mon interlocuteur finit par m'avouer qu'il faudra bien que j'envoie aussi celles des dix ans incriminés ! Je propose de venir avec une brouette, aussi me propose-il avec bienveillance que dans ce cas il se fera un plaisir de faire lui-même les photocopies ! J'allais m'exécuter lorsque je pense aux autres artistes salariés par la même association, tous et toutes probablement dans le même cas. Le préposé constate que certains ont en effet touché la somme dérisoire de 300 euros pour 365 jours d'activité déclarée, ce qui est bien entendu inconcevable. Comme mon sens de déduction est la hauteur de mon baccalauréat de matheux, je propose de régler le problème en amont avec l'association plutôt que d'exiger de chaque salarié la même épreuve que celle à laquelle je tente de me dérober ! Ne s'agit-il pas d'une simple case mal cochée par le comptable d'alors, voire d'une erreur informatique ?
L'employeur diligent contacte donc le service des entreprises qui cherche d'abord à le renvoyer vers le jeune homme de la matinée. Nooooooon ! Précisons que le parcours du salarié comme celui de l'entreprise est semée de culs-de-sac, d'impasses, de faux numéros, d'absences et que, contrairement à ce qui est annoncé par des humains ou des robots, personne ne vous rappelle jamais.
Dès 55 ou 57 ans, les organismes sociaux vous suggèrent de préparer les éléments qui serviront à calculer la retraite des salariés. Les intermittents du spectacle qui ont accumulé un nombre époustouflant d'employeurs ont un travail de titan sur le grill. Il leur faudra vérifier qu'aucun ne manque à la liste envoyée par la sécurité sociale ou, comme ici, que les déclarations ont été correctement remplies. J'ai une pensée affectueuse pour Louis Daquin qui, directeur des études de l'Idhec, m'exhorta à conserver précieusement toutes mes feuilles de salaire alors que je n'avais que 20 ans ! Grâce à lui, j'ai réussi à les rassembler et les ranger méthodiquement dans 37 enveloppes. Il me reste à comparer le listing dont la lecture n'est pas d'une clarté exemplaire avec des feuillets dont la lecture s'avère parfois difficile, l'encre s'étant partiellement effacée avec le temps. Cette opération peut paraître dérisoire, mais toucher sa retraite est un véritable travail, comme celui de pointer aux Assedic pour y faire valoir ses droits.
Tout cela me semble surréaliste, comme il y a deux ans lorsque la Sacem me proposa de percevoir désormais la retraite à laquelle mon rang hiérarchique dans la société d'auteurs me donnait droit. Les cotisations qu'elle prélève annuellement ne sont en effet effectives que si l'on a touché suffisamment de droits pendant trois ans consécutifs, vous faisant par exemple passer au rang de stagiaire définitif. Je me mélange peut-être les pinceaux dans les termes et les conditions, mais il est certain que seuls les adhérents les plus aisés seront secourus. Comme pour une partie des "irrépartissables" redistribués au prorata de ce que l'on a déjà touché ou la mutuelle prise en charge à 50% à partir d'un certain seuil, le système favorise toujours les mieux nantis au détriment des plus démunis. Cette iniquité vient d'une logique de cooptation du fait que les administrateurs qui rédigent les statuts le deviennent en montant en grade en fonction de leurs perceptions. Si l'adage dit que l'on ne prête qu'aux riches, on peut aussi ajouter que l'on ne donne qu'aux riches.