Il y a des jours où j'aurais aimé avoir emporté un appareil-photo pour saisir sur le vif la crudité des choses. Nous n'avions pas choisi la crique où nous avions atterri. Atterri ou accosté ? Comment dit-on des rescapés qui s'échouent sur une plage après avoir traversé le détroit contre vents et marées ? Les corps étaient alignés bien proprement sur le sable. Trop bien rangés pour avoir été rejetés par les vagues. Nous n'avions pas marché sur la crête plus d'un quart d'heure lorsque nous vîmes les petites sardines en bas de la falaise. Le soleil tombait plus vite que nous nous y attendions. Nous nous sommes regardés avec la même insistance interrogatrice qui ne pouvait cacher notre détermination. Aucun rendez-vous ne nous appelait où que ce soit. Nous avancions en espérant des jours meilleurs, mais nous n'avions pas la moindre idée de ce que nous allions trouver. Rien ne résonnait comme avant. Le crépuscule avait un goût de première fois. Tout était pareil, c'était notre perception qui avait changé. Le ciel n'était éclairé que par la lune. Aucune agglomération ne venait gâcher l'obscurité. Papa a dévalé la pente le premier. Je n'ai pas pensé à l'appeler Max. Je n'ai pas prononcé "papa" depuis des lustres. J'ai crié : "Papa, fais attention aux pierres !". Heureusement que nous ne sommes pas dessous. Il se retient aux ronces pendant que les rochers dégringolent sous ses pas. Ilona et moi nous jetons en arrière en attendant que cela se calme. Quelle surprise de voir les corps allongés frétiller comme des poissons d'argent dans une baignoire vide et quel soulagement ! Pas encore habitués à notre nouvelle vie, nous envisageons le pire et dans nos trois têtes c’est plutôt gore. Les cailloux ne sont pas allés jusqu'à la mer, nous si. Nous y descendons prudemment, sentant chez les gens d'en bas la même retenue, les mêmes doutes, les mêmes séquelles de chacun sait quoi mais personne n'est pareil. Lorsque nous sommes assez proches nous remarquons leurs peaux brunes, leurs visages exprimant qui la crainte de pouvoir qui la joie de savoir lire dans nos yeux, peut-être parce que deux femmes composent notre trio ! Ces côtes sont beaucoup trop éloignées de l'Afrique pour que leurs chaloupes aient pu dériver jusqu'ici. Mais quel genre de boat people sont-ils et sommes-nous là où nous croyons être ? Ils nous sautent dans les bras comme si nous étions de la famille, dansant sur place comme des diables, nous prenant les mains, plongeant leurs yeux brillants dans les nôtres. Certains, encore trop faibles pour se lever, engourdis par le sommeil, exténués par l'effort, amorphes, ont accroché à leurs deux oreilles un sourire banane qui nous réchauffe le cœur. Plus tard ils nous raconteront leur incroyable histoire. Échappés d'un cargo-usine ils dérivèrent des jours et des nuits à bord d'une embarcation volée avant de voir la Terre, et là encore, le courant les éloignait lorsqu'ils croyaient approcher. Ils ont attendu jusqu'à ce que ceux qui savaient nager se jettent à l'eau. Ils ignorent ce que sont devenus les autres. Parmi eux il n'y eut aucun noyé, les plus faibles s'accrochant aux plus vigoureux. Sur la quinzaine de rescapés qui nous entourent je reconnais six jeunes femmes le crâne aussi rasé que les gars. Leurs voix sont curieusement plus graves que celles des mâles. L'ensemble compose une chorale merveilleuse où nos timbres ne font pas tâche. Max a toujours sonné comme une trompette bouchée, un kazoo grave et cuivré. Celle d'Ilona ressemble à du velours, même quand elle rit. J'ai suffisamment travaillé la mienne pour savoir qu'elle est claire et limpide comme un torrent de montagne. Je n'ai rien inventé, je cite un ancien amoureux qui jouait du ukulélé dans un orchestre de punks. La question de l'eau et de la nourriture vient vite sur le tapis. Nous n'avons d'autre choix que de suivre la côte par les crêtes, mais la nuit est tombée. Nous devrons attendre les premiers rayons demain matin pour nous mettre en marche. Pourtant, le sort en décidera autrement.

Rappel : le premier chapitre a été mis en ligne le 9 août 2009, inaugurant la rubrique Fiction.