Jeune homme, mon romantisme adolescent était incapable de concevoir le sexe sans amour. L'inverse semblait hélas envisageable à la lueur de mes premiers échecs, même si j'appris très vite qu'il n'y a de véritable amour que dans l'échange. Seuls les croyants, amants éternellement éconduits, peuvent imaginer qu'il en soit autrement ! Si l'amour n'existe qu'en duel, tout pubère sait que le sexe n'a besoin de personne. Je ne suis pas certain d'avoir tant mûri pour revenir sur ces préceptes mathématiques. Le fantasme laisse la porte ouverte, mais la réalité ne m'a jamais offert d'autre liberté que dans la fusion des sentiments et des corps. Ma génération s'étant particulièrement interrogée sur sa sexualité jusqu'à l'expérimentation méthodique, parallèlement au dérèglement de tous les sens, dans une optique paradisiaque pour les plus fragiles ou pédagogique pour les plus aventuriers, la question de l'amitié est celle qui résista le mieux à la rentrée dans le rang social.
S'il existait une hiérarchie entre amour et amitié, je dirais que, contrairement à la convention, le premier est perpétuel et la seconde est passagère. L'amour ne peut être que conflictuel dès lors qu'il est caractérisé par la franchise, même en y mettant des gants. Comment traire une puce avec des gants de boxe ? S'épanouissant dans la confiance, il délie les langues et ne saurait s'encombrer des tricheries que l'on s'autorise avec soi-même, en faux ami. Même si les chemins bifurquent, l'amour ne saurait être révisé car il aura marqué un temps, une époque vécue, tel que toute tentative négationniste reviendra à se nier soi-même puisque l'autre aura toujours été choisi. Il ne peut y avoir de victime dans les jeux de l'amour qui ne sont jamais de hasard. Je fredonne la chanson qu'Elsa entonnait sur la scène du Glaz'Art à la soirée de lancement de Machiavel il y a déjà douze ans : "I shall always love the ones I've ever loved before".

L'amitié, par contre, joue des points de concordance et ne s'embarrasse pas des dissensions. Ce n'est qu'un bout de chemin emprunté ensemble. On n'a pas tant de vrais amis. La vie nous éloigne souvent sans toujours nous rapprocher. Loin des yeux loin du cœur. J'ai noté que chaque année je perdais un ami pour en rencontrer un nouveau. Leur nombre est stable. L'amitié ne semble pas exiger l'exclusivité de l'amour, mais c'est un leurre. Les jalousies et les rancœurs s'y expriment encore plus facilement, car les enjeux semblent moindres. Les trahisons n'entraînent pas d'aussi lourdes catastrophes. Les quiproquos sont légion là où l'amour ne génère que des frictions de temps puisqu'il n'exige pas que la proximité demeure. Amours ou ami(e)s obéissent pourtant aux mêmes règles, ils s'entretiennent, du moins pour soi, dans le cœur, ne pouvant se passer des démonstrations qui rassurent, des preuves volontaires, des attentions délicates au risque de sombrer dans le sommeil et l'oubli. La mort nous guette au coin du bois. Si ma comparaison vous gêne, comprenez que c'est d'amour que j'aime mes amis. Irraisonné. Les autres ne sont que des relations de passage, libres à elles de changer de statut, ou que de me voir nu elles se changent en statues de sel. Mes amis sont de chair. Les autres sont vêtus des habits du devoir. En d'autres termes, l'amitié n'existe pas, il n'y a que de l'amour ou bien des conventions. Et pour revenir à mes premières lignes, le sexe n'a pas grand chose à y voir, il complique l'histoire à loisir et c'est tant mieux, pacte terrible avec son inconscient quand les mots manquent pour exprimer l'obscur désir qu'on feint d'assimiler à la lumière.