Sur les Champs Élysées le cinéma Le Balzac programme régulièrement des ciné-concerts en confiant à des musiciens d'aujourd'hui le soin de revisiter ou d'accompagner les chefs d'œuvre du muet. Ainsi la moitié de l'Orchestre National de Jazz improvisait hier soir sur les images du Cuirassé Potemkine tandis que l'autre moitié s'attellera à la même tâche le 13 avril prochain. Deux quintets pour un même film est une expérience forcément intéressante même si éloignés d'un mois l'un de l'autre. En 1983 à Dunois, Un Drame Musical Instantané joua deux fois de suite Caligari en s'obligeant à traiter le film la seconde fois sans aucune référence à la première. Ceux qui auront assisté à la séance d'hier soir peuvent donc s'attendre à une surprise à la prochaine !
Les cinq musiciens qui avaient choisi une diffusion acoustique montrèrent un joli son d'ensemble. Ève Risser frotta les cordes du piano avec des crins de cheval, Rémi Dumoulin enveloppa le public dans la musique en allant s'assoir dans la salle pour souffler dans son ténor, Pierre Perchaud distillait des notes cristallines à la guitare, Sylvain Daniel assurait seul à la basse toute la section rythmique et Antonin-Tri Hoang éructa quelques envolées ayleriennes à l'alto quand il ne slapait pas à la clarinette basse. Je savais pourtant que le film d'Eisenstein était un cadeau empoisonné, m'y étant cassé les dents il y a trente ans pour ne pas avoir su être assez brutal dans notre traitement. Même erreur chez les jeunes musiciens qui manquent cruellement cette fois de références politiques, remontant les escaliers d'Odessa à contresens en une promenade champêtre sautillante quand la séquence devrait être tragique et broyer tout sur son passage sous les bottes des soldats du Tsar. Pas assez préparée, l'improvisation montre ses limites lorsqu'elle fait fi des intentions de l'auteur, marquant un temps de retard sur l'action quand le rôle du son est de la précéder. Que le parti choisi soit illustratif ou critique, le modus operandi nécessite de connaître la structure d'un film pour l'accompagner afin d'anticiper le drame et, plus encore, de servir le propos du cinéaste. Cette remarque est aussi valable pour n'importe quel film sur lequel intervient un compositeur, nécessairement au service de l'œuvre, mettant de côté ses états d'âme, à moins qu'ils ne soient à propos. Eisenstein comprenait parfaitement le rôle de la musique, arrêtant sa collaboration avec Edmund Meisel lorsqu'il se rend compte qu'un tempo trop rapide à une représentation londonienne a engendré les rires du public. Les cinq musiciens surent jouer tout en retenue, probablement trop, s'attendant les uns les autres quand il aurait fallu foncer et prendre des initiatives. Le maître du montage n'a jamais fait dans la dentelle et la révolution russe de 1905 n'aurait jamais eu lieu si les meneurs s'étaient retournés pour attendre la foule ! L'orchestre sut donc faire bloc, mais il manqua de soliste capable d'entraîner les troupes à sa suite. "Ils étaient des marins durs à la discipline." Ces jeunes gens furent trop courtois pour une opération où les trompe-la-mort y laissèrent la peau. Le film et sa fine interprétation reflètent bien les difficultés de notre société actuelle, écartelée entre la solidarité du groupe et le désir individuel qui s'épuise en vaines conjectures. "M'en voudrez-vous beaucoup si je vous dis un monde qui chante au fond de moi au bruit de l'océan. M'en voudrez-vous beaucoup si la révolte gronde dans ce nom que je dis au vent des quatre vents ? Potemkine !"