Tard dans la nuit je rédige le journal de notre voyage. Les lumières de la ville ne reflètent pas âme qui vive. Ce ne sont que bureaux vides. Le week-end, le quartier est mortel, mais il suffit de faire quelques pas pour trouver de l'animation en remontant Queen West et en bifurquant au nord vers Chinatown. Les restaurants asiatiques jalonnent notre route, avec une variété de plats que nous ignorons à Paris, tant en sushis qu'en mets vietnamiens, chinois ou coréens. Je reconnais les parfums de Belleville, mais c'est à Kensington Market que je trouve des trucs idiots à rapporter comme le Wind Breaker (pour remplacer ma pâte à prout dont j'ai fait don au Musée des Arts Décoratifs à Paris), une cloche chinoise à battant de bois, les Kaboom Sticks et surtout le Zube Tube (The Ultimate Cosmic Sound Machine) trop long pour entrer dans ma valise et dont je n'ai pas la moindre idée de comment lui faire passer la douane au retour. L'atmosphère Village rappelle plutôt la côte ouest des États Unis tandis que le Financial District derrière le Sheraton ressemble immanquablement à New York.


Chaque quartier dégage une atmosphère particulière. Les immeubles en brique des anciennes usines du Distillery Historic District, désaffectées pendant des décennies, ont été investies par des boutiques chics, des galeries d'art et, pendant toute cette semaine, par nos petits rongeurs ! Le week-end, après avoir lancé l'opéra et mis les guides au parfum nous avons la journée pour nous. Samedi, en traversant l'Old Town, nous tombons par hasard sur Woofstock, un immense marché pour chiens, le plus grand d'Amérique du Nord. On ne peut en imaginer l'étendue sans l'avoir vu. Des chiens de toutes races, grands comme des veaux, petits comme des rats, costauds comme des labradors, touffus comme des chiens de traîneau, tirent leurs maîtres vers les stands où sont vendus tout ce dont la gente canine peut rêver. Des concours de reniflage de cookies sont organisés sur l'une des scènes. Un tapis rouge annonce un défilé de mode. Et pas une crotte sur les trottoirs ou même sur le goudron ! Je pense à l'opéra pour chiens qu'avait imaginé Erik Satie avec le rideau s'ouvrant sur un os gigantesque.


Luminato, "festival des arts et de la créativité", est très critiqué pour squatter tout l'argent dédié à la culture au Canada. Il est certain que c'est somptueux. La programmation est extrêmement éclectique avec une tendance explicite pour les spectacles populaires, orientés vers les différentes communautés qui constituent la vie de Toronto. Nous sommes invités à des soirées comme celle d'ouverture où Antoine et moi nous refaisons une beauté dans les toilettes en sous-sol, sous l'immense chapiteau. Le Path est une seconde ville où les galeries souterraines communiquent entre elles pour que la ville ne soit pas paralysée en hiver... Les cartons d'invitation indiquent "tenue de cocktail" ou "week-end chic". Antoine qui s'est composé le costume d'un yachtman sorti de "Certains l'aiment chaud" envie les regards se portant essentiellement vers mon accoutrement orange. Si je reçois maints compliments qui devraient plutôt revenir à Issey Miyake, j'entends aussi qu'il faut du courage pour porter cela et que ce ne peut être qu'un étranger pour l'oser ! Les Torontais sont pourtant extrêmement libres dans leur manière de s'habiller et de se comporter.


À la soirée d'ouverture, lourdement sponsorisée par Armani, le festival lui-même portant L'Oréal partout à son fronton, je tombe dans les bras d'Arsinée et Atom. Les photographes nous mitraillent et je me demande si je ne vais pas me retrouver en page "people" comme les night-clubbers dont la notoriété a toujours été pour moi un vrai mystère... Le lendemain j'ai les pieds en compote d'avoir arpenté Toronto toute la journée de samedi. Dimanche, nous avions donc prévu de nous reposer, mais après le déjeuner setchouanais délicieusement parfumé nous avons passé l'après-midi à l'AGO, le Musée des Beaux-Arts de l'Ontario construit par Frank Gehry, un labyrinthe où les œuvres récentes côtoient les anciennes, jusqu'à ces sculptures inuït préhistoriques qui semblent avoir totalement inspiré l'art moderne. Comme il est interdit de prendre des photos, je trouve un tableau non surveillé dans un couloir tout blanc. Il s'agit d'un ready made pompier ayant échappé à la vigilance des conservateurs...


Le soir j'ai l'immense plaisir de rencontrer Michael Snow, discussion d'abord en anglais, continuée dans un français que l'artiste manie avec la même gentillesse. La projection de La région centrale en 1971 a changé ma façon de regarder et les films, et le monde qui m'entoure. J'ai également la chance de posséder, entre autres, un exemplaire de Cover To Cover, livre-objet interactif permettant de regarder un film imprimé sur papier à la vitesse souhaitée par chacun de ses lecteurs. L'œuvre présentée à Luminato s'intitule Solar Breath (Northern Caryatids) : un rideau devant une fenêtre vient se plaquer contre son cadre à chaque courant d'air tandis que l'on aperçoit de temps en temps le panneau solaire produisant l'électricité nécessaire au tournage et que l'on entend le hors-champ sonore de la pièce. Mani Mazinani, un ancien étudiant d'Atom Egoyan (le cinéaste est responsable de cette exposition en hommage à feu David Pecaut) s'en est inspiré pour créer Light Air, une double projection sur écran vidéo et sur rideau de fumée où les deux espaces simultanés produisent une effet de décalage temporel. Nous dévorons tous ensemble les merveilleux sushis de Ki en écoutant les discours hyper-pros des différents sponsors et organisateurs du festival. Les anglo-saxons savent manier l'humour sans être trop long, contrairement à nos concitoyens qui plomberaient n'importe quelle soirée de ce genre.


En sortant nous allons admirer l'Allen Lambert Galleria adjacente, conçue par Santiago Calatrava. Ce long article se termine comme il a commencé. J'ai regagné mon 29ème étage. Le panorama nocturne ressemble à une toile peinte percée de petits trous pour laisser passer la lumière, comme pour de vrai !