Ils sont partis depuis trop longtemps pour que les règles s'appliquent à leurs rêves. Les ellipses finissent par les perdre sans qu'aucun fil ne puisse se voir. Ils avancent prudemment au bord des toits. Le balancier des vagues les fait flotter sur des fonts baptismaux dans lesquels ni les uns ni les autres n'auraient imaginé se baigner s'ils étaient éveillés. L'époque a basculé dans un précipice où le formatage a gagné l'inconscient collectif. Tous les trois se souviendraient de la même image, mais leur détermination avait forgé des anticorps au point de brouiller les émissions que l'implant dégage sans qu'ils le sachent. Ils ignorent que, lors de leur incarcération, les blouses leur ont greffé une puce à chacun. Ils ont sous-estimé leur résistance à la machination. Qu’importe, ils n’ont aucun souvenir. La nature recèle tant de pouvoirs que l’humanité méconnaît, croyant en être le maître. Expérimentant ainsi la réalité multiple, ils seront sauvés par leur libre interprétation du phénomène. Une image. La simple image d'une femme qui dort sous un lustre. Un lampadaire éclaire le divan. Deux petits claviers côte à côte font face à la fenêtre.
Max reconnaît sa mère derrière la vitre. Elle a toujours aimé les orchidées et les crocodiles. Il y avait une serre au fond du jardin où l'humidité vous poissait la chemise comme si l'on avait attrapé une maladie tropicale. Sa mère prétend y respirer l'air pur d'une Asie de théâtre, constituée de fumée et de carton pâte. Elle se soulève à l'horizontal comme les jeunes femmes qui assistent les prestidigitateurs au music'hall. La couverture forme un drapé dissimulant le canapé blanc et surtout le trucage que tout le monde imagine, mais que personne hormis les spécialistes ne devine. Elle se redresse, droite comme un piquet, pivotant sur ses pieds comme sur l'axe d'une roue dentée, par petits à-coups secs et précis. Si elle avait la place elle dessinerait des cercles comme les trapézistes. Le voile glisse lentement. La chambre s'efface. À chaque circonvolution il croit reconnaître Stella ou Ilona, à tour de rôle. Vertige. Il n'en finit pas de tomber, traversant une nuée d'insectes comme autant de pixels sur les écrans du double. Cela n'a pas de sens. Il se trompait. Il remonte à la surface sans aucun palier de décompression.
Ou bien. Si Stella n'avait jamais connu de crise mystique le moment aurait été bien choisi. La lévitation est un sport d'ascèse. Les enfants croient souvent savoir voler, ou du moins qu'ils l'on su. Elle se souvient très bien de la méthode. Il lui suffit de concentrer toute sa force sur son front et deux ailes de feu lui poussent comme des réacteurs. Elle s'élève à la verticale comme elle contracte ses sphincters. Dans l'appartement bourgeois surplombant la cour, la femme qui fait semblant de dormir sort un pouce vainqueur de sous le plaid qui la recouvre. Stella traverse la forêt de bambous comme les héroïnes des films chinois. On en mangerait, crie-t-elle à l'entour. Des brancardiers vont et viennent en courant, se cognant les uns dans les autres. Le burlesque l'emporte sur l'exploit. Un tourbillon efface la phrase que Max a écrite à la bombe sur la palissade qui borde le chantier adjacent : "Si Dieu existait ce serait un tel salaud qu'il ferait bien de ne pas s'en vanter". Des sauterelles synthétiques obscurcissent le ciel. C'est la nuit. On n'entend plus un bruit.
Ou encore. Comment Ilona peut-elle sentir ses deux compagnons endormis ? Les jumeaux ont joué toute la soirée des pièces à quatre mains, si fort que le plafonnier vibrait en sympathie, entrechoquant ses breloques de cristal, comme si la terre avait tremblé. Les murs s'écroulent. Tout n'était que du toc. La bourrasque arrache les vêtements de la morte. La femme allongée tremble de froid. Le sifflement du vent est obscène. Elle respire encore, marmonne Stella au creux de l'oreille du souffleur, sans réussir à le réveiller. Qui vit ? Qui est enseveli ? Ilona s'entend dire : qui est dans ce lit ? Elle se laisse aller sur le divan. Le cendrier est vide, mais l'urne est bourrée à craquer. Il suffirait d'un courant d'air. La femme lui dit qu'il ne faut pas s'inquiéter. Elle a refait sa vie. Elle est heureuse. Un buste passe derrière les vitres comme un jour de tempête. Ilona se réveille brutalement en criant "ça n'a ni queue ni tête !", entraînant Max et Stella à sa suite.
Dans la brume matinale, une fois de plus, ils croient rêver.

Rappel : le premier épisode a été mis en ligne le 9 août 2009, inaugurant la rubrique Fiction. L'ensemble sera constitué de 50 épisodes. Le précédent remontait au 8 mars 2010.