L'idée était astucieuse de déguiser les marins de la Pia et de l'Uto en naufragés échappés d'un cargo-usine lorsqu'ils étaient envoyés au ravitaillement. L'histoire était beaucoup plus vraisemblable que d'imaginer une communauté libertaire flottante en pleine dérive sécuritaire.
Au sommet panafricain de Ouagadougou un groupe de participants avaient été écœurés par l'incapacité des camarades à se fédérer. La guerre civile fait évidemment le jeu des pays occidentaux qui ont tout intérêt à fourguer leurs engins de mort pour que l'Afrique ne se réveille jamais. On professe qu'il faudrait cinq générations à ce lumpenprolétariat pour se sortir de la crise, alors autant oublier tout de suite la moindre velléité coloniale qui coûterait beaucoup plus cher qu'elle ne rapporterait. On se débrouille pour pomper le sous-sol, récupérer le minerai et les céréales quand c'est faisable. Pour le reste, les virus et les guerres tribales sauront s'en charger. Depuis des décennies chaque fois qu'un homme politique d'envergure montre quelque charisme la CIA ou l'une de ses succursales européennes le transforme en passoire. Toute tentative démocratique est vouée à l'échec. Alors complot pour complot, quelques anciens étudiants qui avaient fait leurs classes à Harvard, Oxford, Paris ou Moscou, et ne briguaient pas forcément le fauteuil légué par papa, avaient décidé de plancher sur la question. Le groupe du 23 septembre avait eu la chance de rencontrer de drôles de barbus, chauves et hirsutes, qui avaient équipé deux villages près des falaises de Banfora de machines bizarres qui auraient plu à Verne et Tinguely, leur permettant de s'alimenter en eau et électricité. L'équipement tenait du bricolage, mais frisait la sorcellerie tant il faisait oublier la misère du continent. Ils avaient appliqué les dernières recherches en biologie et en nanotechnologie aux ressources locales, un projet aussi délirant qu'improbable, mais qui avait porté ses fruits. Tout finit par se savoir. D'anciens ingénieurs ayant participé à la construction des complexes souterrains de l'Universalité avaient réussi à déguerpir et à prendre contact. Le projet prit son ampleur lorsque deux milliardaires nord-américains en rupture de ban, culpabilisés par le déni historique à répétition de leur pays, décidèrent de se lancer dans l'aventure. La vie est courte, il faut parfois lui donner un sens.
Le type resté dans l'ombre pendant l'explication leur propose de tenir à leur disposition toute l'histoire consignée dans les livres indestructibles : "Nombreux détails vous amuseront, les scientifiques ont de ces fantaisies ! Pour ma part, je ne suis pas un comique, même si j'essaie de me détendre comme la plupart des êtres qui vivent à bord. On en apprend tous les jours. Nous avons suivi votre périple, aussi souvent que possible. Il suffit de décrypter les médias et nous avons des ramifications un peu partout, mais nous devons prendre tant de précautions que parfois nous ratons des occasions gravissimes. Pour l'heure, nous devons d'urgence vous opérer pour extraire les implants dont vous avez certainement constaté les effets nocturnes. Leur technologie n'est pas tout à fait au point, ce qui n'est pas non plus dû au hasard. Il y a heureusement des résistants au formatage et les réactions comme les vôtres nous permettent de repérer les récalcitrants que le pouvoir continue à appeler antisociaux ou terroristes, lorsqu'il n'arrive pas à les briser ou à les faire disparaître. Mais vous savez probablement tout cela, sinon vous ne seriez pas arrivés jusqu'ici."
Max peut enfin prendre la parole pour évoquer les rêves de la nuit dont la complémentarité lui avait justement mis la puce à l'oreille. Une femme qu'il n'avait pas remarquée à cause de la luminosité de l'écran et du contre-jour leur répond qu'ils n'en perdraient pas le souvenir, et que la complémentarité est justement l'un des secrets de leur entreprise, à tel point que certains d'entre eux se nomment les Complémentaires, d'autant que les concepts de chef et de hiérarchie ont été abolis parmi eux. "Mais tout le monde n'aime pas forcément mettre un nom sur les choses ou les personnes."