Chaque sortie d'un nouveau disque de Frank Zappa, disparu fin 1993, pose la question de sa légitimité. À la soixantaine d'albums parus de son vivant s'ajoutent une grosse vingtaine de parutions posthumes sans compter les compilations thématiques gérées par La Famille (the Zappa Family Trust) dirigée par sa veuve Gail, raide comme le sont souvent les ayant-droits. Le compositeur américain conservait l'enregistrement de tous ses concerts et la moindre de ses expérimentations dans son bunker (The Vault) dont Joe Travers est le gardien. Tout était classé, étiqueté, commenté pour que le Maître du Château puisse monter à loisirs ce qui lui plaisait, mixant un solo d'une date avec l'accompagnement d'une autre, jouant de la colleuse comme il l'avait fait de sa guitare électrique. De ses archives colossales ne sortira jamais aucune révélation majeure qui bouleverse la connaissance que l'œuvre anthume n'ait apportée. Rappelons que longtemps la surprise fut la règle, du moins les premières années, chaque nouveau vinyle se découvrant totalement différent du précédent. Chansons caustiques, rock instrumental virtuose, pièces symphoniques, expérimentations électroniques participent autant au mythe Zappa que ses combats politiques et ses idées artistiques. Les albums posthumes peuvent démonter les œuvres en livrant leurs analyses documentaires ou leurs versions alternatives, mais, pour l'instant du moins, dans les limites stylistiques balisées.
Feeding The Monkeys At Ma Maison, exclusivement vendu sur Internet par La Famille, est un CD entièrement réalisé au Synclavier, puissant synthétiseur-échantillonneur sur lequel Zappa enregistra la même année Jazz From Hell (1986) et que l'on peut déjà entendre sur The Perfect Stranger et Francesco Zappa (1984), comme sur les excellents albums posthumes Civilization Phase III (1994) et The Lost Episodes (1996). Si des versions très écourtées des pièces Buffalo Voice et Secular Humanism étaient déjà sorties sur Civilization Phase III, ainsi que quelques mesures de Worms From Hell sur la Video From Hell, les longues suites Feeding The Monkies At Ma Maison (le blogueur Dark Clothes suggère que le titre viendrait d'un tableau peint par John Alexander en 1985, rien à voir avec les sorbets en relief de la pochette Lenticular Lascivity) et Samba Funk sont des inédits. La musique se rapproche des pièces classiques de Zappa, immédiatement reconnaissables, mécanique timbrale avec cassure de rythmes, inspirée par Stravinski et Varèse, virtuosité que seule la machine est capable de rendre, mais que le compositeur s'évertuait à rechercher en dirigeant ses musiciens, parfois de manière quasi inhumaine. Le rapprochement avec les pianos mécaniques de Conlon Nancarrow est aussi inévitable. Le Synclavier est utilisé ici comme un orchestre virtuel avec transformations électro-acoustiques plutôt que pour créer des sonorités électroniques inouïes. Zappa réalisera la synthèse rêvée depuis sa jeunesse lors de sa collaboration avec l'Ensemble Modern, The Yellow Shark, juste avant de mourir. S'il avait souvent cité la phrase de Varèse "The present-day composer refuses to die" (le compositeur d'aujourd'hui refuse de mourir), on ne peut s'empêcher, à l'instar d'une de ses propres boutades (Jazz is not dead, it just smells funny / Le jazz n'est pas mort, il sent juste drôlement), de penser que les albums posthumes de Zappa exhalent tout de même un drôle de parfum qui n'est pas sans rappeler celui du billet vert.