"Je n'ai pas l'habitude de m'adresser aux autres quand je parle, voilà pourquoi il n'y a rien qui puisse m'arrêter, d'ailleurs que puis-je vous dire sans vous affoler..." La pièce de théâtre Fille du Paradis, mise en scène par Ahmed Madani, commence par les mêmes mots que Putain, le roman de Nelly Arcan, qu'il a adapté en le dépeçant de tout ce qui pouvait paraître anecdotique pour n'en conserver que la charge la plus virulente, qu'on dira politique. Dès ces premiers mots je suis retourné par le jeu de Véronique Sacri. Si j'ai souvent du mal à me laisser emporter au théâtre, contrairement au cinéma, je dois me répéter que ce n'est pas la vraie Cynthia, mais une comédienne qui s'adresse à nous, seule avec pour seuls accessoires une chaise et un verre d'eau. Son sourire séducteur de connivence ne durera pas, l'enfer reprendra le dessus, brutale réalité qui va chercher dans les profondeurs d'une âme meurtrie, celle d'une femme qui ne peut souffrir de se reconnaître dans toutes les autres. Dieu et Freud ne seront d'aucune aide à cette jeune étudiante devenue escorte, call-girl, prostituée de luxe, comme on voudra l'appeler, qui porte la croix du fantasme de la femme parfaite, rêvée par les hommes comme par les femmes. S'ils en prennent pour leur grade, avec raison, sont-elles elles-mêmes responsables de leur propre sacrifice ? Le texte est bouleversant, la comédienne (dont le nom semble prédestiné au rôle) est exceptionnelle, la mise en scène aveuglante de sobriété, noir et blanc, noirceur du propos, intelligence lumineuse, schizophrénie de jour et nuit. La charge politique est d'autant plus forte avec l'actualité des affaires DSK et Carlton, mais la foudroyante analyse de mœurs est hélas intemporelle. Putain fut le premier de cinq romans fulgurants qui n'éviteront pas à son auteur le suicide par pendaison à 36 ans. Plus autofiction que roman autobiographique, il s'ajuste parfaitement à la scène. La pièce se joue les lundis et mardis à 21h30 au Théâtre de l'Essaïon à Paris jusqu'au 17 janvier.

Ahmed Madani a toujours choisi des œuvres qui traitent du monde d'aujourd'hui. Ces dernières années il s'est centré sur les questions propres aux femmes et à leur oppression. Nous nous étions rencontrés en 1989 pour monter J'accuse, adaptation d'Émile Zola initiée par Un Drame Musical Instantané avec Richard Bohringer, la chanteuse Dominique Fonfrède, notre trio infernal et un orchestre d'harmonie de soixante-dix musiciens. Grâce à lui, qui en assurait la mise en scène, j'avais fait la connaissance du scénographe Raymond Sarti qui deviendra l'un de mes amis les plus proches et avec qui je collaborerai souvent. Il avait construit un décor démentiel en s'appuyant sur l'une des tours du Val Fourré à Mantes-la-Jolie qu'il avait intégralement repeinte. L'immeuble sera plus tard détruit avant que la réalisatrice Dominique Cabrera y tourne Chronique d'une banlieue ordinaire. Tout se croise et se recoupe. Je composai la musique de ce film en 1992. Raymond Sarti ne cessa jamais de travailler avec les uns et les autres, il est le conseiller pour la scénographie de Fille du Paradis. Ahmed Madani a toujours l'œil brillant de celui qui vient de jouer un bon tour. Sa dernière pièce est méchante comme seuls les gentils savent en concocter.