(Musique 8 : Tchernobyl, pour orchestre et électronique en temps réel)

Rien n'est plus aveuglant que le gypse blanc sous un soleil brûlant. Tout est blanc, trop blanc, troublant. Nos yeux se plissent pour laisser passer le minimum de lumière par leurs fentes, tout en admirant l'extraordinaire paysage de dunes des White Sands, un désert de sable fin où rien ne pousse. La terre, chauffée à blanc, brille de tous ses feux. Nous ne voyons plus aucun yucca, aucun agave, aucun cactus, même s'il paraît qu'il en pousse parfois. La plupart des animaux sauvages ne s'y risquent à sortir qu'à la nuit. J'imagine pourtant Vil Coyotte courser Bip Bip en éclaboussant de gypse l'air qui vibre de chaleur. Nous gambadons allègrement. Les grains glissent sous nos pas comme si nous étions pris dans le flot d’un sablier. Pas loin s'étendent les terrains militaires où sont testés les armements atomiques. Un parfum de fin du monde flotte sur cet endroit surexposé. Presque toutes mes diapos se révèleront blanches, transparentes, avec nos corps d'extraterrestres irradiés comme si nous nous évaporions.

Après une petite visite au musée de White Sands, nous allons dîner dans un restaurant chinois d'Alamogordo ; c'est là, dans le désert Jornada del Muerto, que le 16 juillet 1945 explosa la première bombe au plutonium, baptisée Gadget parce qu'elle n'était pas opérationnelle. Le projet Trinity anticipait de trois semaines le largage de Little Boy et Fat Man sur Hiroshima et Nagasaki. Combien de fois avons-nous entendu nos parents répéter qu'ils n'auraient pas dû faire d'enfants à l'ère de la bombe atomique ! Cela ne nous coupe pas l'appétit et nous poussons un petit roupillon dans la Pontiac qui nous ramène à El Paso.

Petite partie de crapette, puis Agnès répare ses vêtements dont les coutures ont craqué. Elle aide Mrs Bornstein en cuisine. Il y a Ivanohé à la télé... Nous sommes invités ici et là, les gens sont toujours intrigués par le fait que nous voyagions tout seuls, ça discute sec, je suis souvent obligé d'expliquer la réalité des évènements de mai que les journaux américains ont dramatisés comme si le pays était à feu et à sang. À l'annonce des premières barricades, les Birge nous avaient même téléphoné pour nous dire que nos chambres étaient prêtes ! Mes parents avaient bien rigolé. Nous sommes retournés dans un drive-in pour La planète des singes. Décidément la menace nucléaire préoccupe tout le monde. La projection était grandiose, sous de vraies étoiles qui brillaient comme si l'on était au planétarium. Le film aurait plu à Papa qui est fan de science-fiction, il a des milliers de livres d'anticipation dans sa bibliothèque. Le premier qu'il m'ait fait lire était Demain les chiens. Les singes, les chiens... Est-ce que les animaux résisteront mieux à la catastrophe ? On dit que les insectes ont les meilleures chances. Cela tombe bien, je suis scorpion.

Dans la journée Agnès passe toujours un temps fou à s'abîmer les yeux devant le petit écran, elle regarde James West et Mission Impossible où chaque épisode conte un nouvelle aventure. Pourvu que mon histoire ne se détruise pas dans les trente secondes qui suivront cette phrase ! Le Département d'État nierait avoir eu connaissance de mes agissements. J'adore les feuilletons et les séries. J'ai d'abord dévoré Le Club des cinq et Le clan des sept d'Enyd Blyton, puis les Johnny Sopper, westerns du Fleuve Noir, Rouletabille de Gaston Leroux, et surtout Harry Dickson. Je les ai tous lus. Du suspense, du suspense ! Quand j'étais petit, nous écoutions chaque midi Zappy Max dans Ça va bouillir sur Radio Luxembourg. Un soir par semaine nous nous réunissions autour du poste pour Les Maîtres du mystère sur France Inter, dont je n'oublierai jamais la musique d'André Popp. À la télé il y eut d'abord Janique Aimée, c'est mon plus vieux souvenir, un truc sentimental avec une infirmière en Solex ; Agnès était évidemment amoureuse de Thierry la Fronde... Ce printemps, Les Shadoks, aussi dingue que génial, ont donné ses plus belles couleurs à la France empêtrée dans son gaullisme gâteux... Ga Bu Zo Meu ! Jusqu'à récemment, nous louions la télé chez Locatel, et l'an passé on a fini par en acheter une. Mais là il fait trop beau, je préfère aller à la piscine ou discuter politique allongé sur la pelouse. Nous rêvons d'un monde meilleur, où les hommes ne se tapent pas sur la figure à tout bout de champ. L'idée de la guerre m'est insupportable, autant que l'exploitation de l'homme par l'homme. La cadence infernale du travail à la chaîne m'a sauté à la figure lors de mon premier voyage en Angleterre lorsque j'ai visité une usine de chocolat.

Le chocolat, c'est la jouissance absolue, le nirvana. À Noël mes parents font leurs emplettes dans un magasin en gros qu'ils ont connu quand ils étaient dans le spectacle. "Demandez bonbons, caramels, esquimaux, chocolat !" Ils prennent un kilo de marrons glacés pour Maman, brisés, c'est moins cher, un kilo de truffes et une boîte assortiment, de préférence sur deux niveaux, comme ça quand on a terminé un étage on peut recommencer à rêver. Nous avons le droit d'en manger un après le dîner, deux, parfois trois ; il faut nous voir, tous les quatre autour de la boîte, nous passons des heures à choisir lequel sans n’en jamais regarder la composition, mais si nous tombons malencontreusement sur un fourré à la crème il ne compte pas. En entrant dans l'usine de chocolat, j'ai été pris à la gorge par l'odeur âcre du cacao, c'était horrible, pas du tout ce que j'avais imaginé. L'image la plus terrible, qui me restera toute ma vie, est livrée par une fille qui remplit les boîtes de chocolats assortis, comme une machine, à une vitesse telle que je n'arrive pas à comprendre ses gestes. Il faudrait repasser le film au ralenti. Chaque enfant repartira avec l'une de ces boîtes, fruit du supplice de ces femmes robotisées, leur figure n’exprimant aucune émotion, leurs yeux perdus dans un nulle part qui n’a rien d’une friandise. Les chocolats avaient un goût amer, plus du tout celui du cacao, mais le travail contraint, la chaîne, des chaînes dont je me suis juré ne jamais me laisser entraver et que je combattrai pour qu'aucun être humain y perde sa liberté. Décervelage organisé au profit d'un patron réalisant une plus-value sur ses ouvriers qui n'auront plus qu'à rentrer chez eux s'affaler devant la télé qui délivrera la même hypnose. Métro Boulot Dodo parfumé au chocolat. Comment assumer mes désirs sans en faire payer le prix au prolétariat ? J'ai des interrogations de petit bourgeois, et des contradictions avec lesquelles je devrai composer à l'avenir.