Debout les braves ! Nous partons tôt visiter des grottes d'où s'envolent chaque soir des centaines de milliers de chauves-souris qui obscurcissent le ciel en suivant une spirale dans le sens contraire des aiguilles d'une montre. Le bruit de leurs ailes rend la scène encore plus impressionnante. Aaron, le fils des Bornstein, et son ami Ray sont venus nous chercher et nous roulons vers Carlsbad Caverns dans des paysages ocres et rouges avant d'arriver au Parc National des Guadalupe Mountains, nettement plus vert. Le Chihuahuan Desert, qui n'est pas aussi petit que son nom pourrait le laisser croire, abrite quantités de bestioles et de plantes rares. Mais c'est la descente dans les entrailles de la Terre qui nous excite. Trois cents mètres plus bas, le spectacle est merveilleux. Comme une tour Eiffel inversée d'où s'écouleraient des galeries interminables ! Naturelle ou artificielle, la démesure est définitivement américaine. Les grottes gigantesques abritent quantité de stalactites et stalagmites sur des kilomètres de galeries, une jungle de lianes et de draperies minérales, des heures de marche qui nous permettent de passer une grande partie de l'après-midi au frais. Je fais beaucoup de photos, mais je les trouverai plates en comparaison de la réalité, et il fait trop sombre pour prendre les chauves-souris.

Si l'on m'avait dit que je me lèverai aussi souvent aux aurores pendant les vacances je ne l'aurais pas cru. Que ce soit en route ou à la moindre excursion il faut se réveiller avec les poules pour en profiter. Mr Oppenheimer nous emmène aujourd'hui de l'autre côté de la frontière. Nous allons passer le Rio Grande ! La ville de Juárez, Ciudad Juárez, est le pendant mexicain d'El Paso. Le fleuve les sépare. Chaque endroit porte deux noms, l'anglais et l'espagnol. C'est le Río Bravo de John Wayne et Dean Martin. Agnès dirait plutôt de Colorado, parce qu'elle était amoureuse du personnage joué par Ricky Nelson. Comme toutes les villes frontières il y a quelque chose de malsain, un parfum de mort, une tristesse que je ne m'explique pas s'en dégage. Mais le plus dur est la traversée du bidonville. C'est la première fois de ma vie que je suis confronté à une telle misère. Les habitations de tins and cans jouxtent des villas de grand luxe. Le contraste est accablant. Cette vision me poursuivra longtemps, comme une injustice qui perdure.


(je glisserai le film du passage de la frontière mexicaine à Tijuana à la place de la photo ou on cliquera sur l’image fixe pour le lancer ?)

Dans trente-deux ans je retraverserai la frontière. Je serai accompagné de ma fille qui aura quinze ans, mon âge aujourd'hui. On continuera longtemps à me demander si je l'aurais laissée faire le voyage seule comme nous cet été. D'abord nous étions deux, ensuite je suis un garçon et l'aîné, enfin, je le répète, les temps ont changé et ils changeront encore. La mère d'Elsa ne m'autorisera pas à l'élever comme je l'ai été. Je le comprends. J'aurai déjà du mal à la convaincre de laisser notre fille unique aller seule à l'école. Le premier matin elle s'en ira et je la suivrai discrètement en me cachant derrière les voitures. J'aurai peur que quelqu'un me prenne pour un pervers qui l'épie. Et puis cette indépendance sera officialisée, banalisée et pratique pour tout le monde. La liberté des enfants et celle des parents sont intimement liées. Cela n'empêchera pas qu'elle se fasse agresser dans la rue à différentes époques, enfant, adolescente, adulte, mais elle montrera chaque fois un sang froid qui me rassurera sur l'acquisition de son indépendance. Question de chance aussi.

Une nuit qu'elle joue dans un festival gratuit en plein air elle essuie les plaisanteries graveleuses d'une meute d'ados alors qu'elle fait son numéro de contorsion sur trapèze, perchée dans un arbre à quelques mètres au-dessus du béton ; à l'entracte, elle part se changer dans une ruelle sombre puisqu'il n'y pas de loges ; six des gamins la coincent et l'agressent sexuellement ; comme elle joue le rôle d'un ange dans la seconde partie, elle est obligée de porter son blouson à la main pour ne pas abîmer ses ailes toutes blanches ; elle en flanque un coup pour se dégager, repère le meneur et lui décoche un direct qui l'envoie par terre (le trapèze développe les muscles des bras !) ; elle relève le petit salaud en le serrant par le col, et les yeux dans les yeux, lui assène "si je te retrouve je te tue !" ; la bande prend ses jambes à son cou ; Elsa s'écroulera en larmes plus tard. J’aurais aimé voir mon petit bout de fille corrigeant les voyous avec ses ailes d’ange accrochées sur le dos ! Ce ne sera pas un cas isolé. Il lui arrivera plus d'une fois d'oublier le risque et de s'interposer dans des rixes racistes.

Les accidents arrivent n'importe où, jamais où on les attend. Décidément je radote. Les mezzanines de notre appartement ne seront protégées d'aucune rambarde, mais Elsa, toute petite, s'ouvrira l'arcade sourcilière sur la première marche d'un escalier en montant. Si ma sœur et moi sommes plutôt précoces, ce sera une grande force tout au long de notre vie lorsque nous serons confrontés à l'adversité. Ma fille en héritera indirectement. Les parents communiquent leurs angoisses à leurs rejetons. Les plus calmes font rarement des angoissés. Je ne dis pas que je sois un modèle de sagesse, mais je le deviendrai avec l'âge. Du moins je l'espère. Il faut du temps. Une vie. Apprendre chaque jour quelque chose. J'ai substitué cette devise à celle des louveteaux, la célèbre B.A., la bonne action des scouts. L'une n'empêche pas l'autre. Mes trois ans aux Éclaireurs de France, de huit à onze ans, ne sont pas étrangers à ma débrouillardise. J'y ai appris énormément, tant d'un point de vue pratique que moral. Recoudre des boutons, faire des nœuds, construire une cabane, préparer un feu, diriger une équipe. Plus jeune sizenier de France, je fus présenté à la petite fille de Baden Powell sur la scène de la salle Pleyel. Je conserverai mon couteau six lames jusqu'à mon départ pour Sarajevo pendant le siège, le remplaçant pour un modèle suisse encore plus fantasmatique, avec ciseaux, pince universelle, loupe, scies, ciseau à bois, cure-dents, épingle, etc. Je m'en servirai tous les jours, de tous ses accessoires ! À moins que je ne sois allé l'acheter rue des Petits Champs au moment de mon retour à la réalisation de films quelques mois plus tôt, début 1993, juste avant de partir pour l'Algérie et l'Afrique du Sud d'avant Mandela. J'aurai l'impression de faire pro avec mon étui de cow-boy à la ceinture. C'est mon côté gamin. Ce n'est pas parce que je suis précoce que je ne resterai pas un môme toute ma vie. Ou en est-ce justement la raison ?

En 2000, lorsque nous chercherons des informations pour passer la frontière, les Américains nous déconseilleront catégoriquement de nous y risquer. Les préjugés ont la peau dure. Nous laisserons la voiture de location à San Diego et nous prendrons le train, mais la douane se passe à pied. Négligeant l'avis de tous, nous monterons dans le car "réservé" aux Mexicains, réputé dangereux, qui nous amènera à Tijuana. À l'intérieur tous les passagers reprennent en chœur les chansons des musiciens qui jouent sur des instruments de fortune. La contrebasse à cordes en boyau semble fabriquée avec de vieux cageots, mais ça sonne ! Et l'ambiance est formidable. Nous serons les seuls gringos du trajet. Tijuana me rappellera Charles Mingus et son Tijuana Moods, pour Elsa ce sera Manu Chao... Comme aujourd'hui, je rapporterai une bouteille de tequila, mais je ne serai pas aussi parano. Je l'ai planquée sous le siège de la bagnole d'Oppenheimer. Les douaniers n'y voient que du feu. C'est pour Papa.