(le son du désert)

Je n'aurais jamais imaginé aller un jour à la chasse, encore moins aux serpents à sonnette, avec un fusil à lunette, et non pas le contraire ! Car le crotale est sourd comme tous les êtres de son espèce et seul le cobra indien porte des lunettes sur son dos. Tandis qu'Agnès est restée à la piscine avec Nathalie et Bernadette, deux nouvelles copines qui habitent Reims et dont les parents nous ont invités à une marshmallow party, j'ai suivi leurs grands frères et deux jeunes Américains faire les quatre cents coups dans le désert. Ils ont arrêté la voiture au milieu de nulle part et sorti un fusil du coffre. Ils gagnent leur argent de poche en revendant les peaux des crotales pour en faire des ceintures. Lorsqu'ils touchent un reptile, ils lui coupent aussitôt la tête parce qu'il paraît qu'il peut encore mordre, même décapité. Un peu comme les canards sans tête qui continuent à courir. Sauf que le serpent à sonnette est extrêmement venimeux. Ils retournent ensuite la peau comme on dépèce un lapin. Lorsqu'ils font chou blanc, ils s'entraînent sur les poteaux télégraphiques. J'étais un peu choqué par toute cette barbarie, mais fasciné par la sauvagerie de l'équipée rock 'n roll. Ils nomment Wild West, l'ouest sauvage, ce que nous appelons Far West, l'ouest lointain. Lointains ou sauvages, ces mondes m’attirent. Confronté à l’autre je me vois sous un angle nouveau, débarrassé de mes oripeaux. Le désert est une feuille de papier à musique encore vierge. Pas une note ne viendra se poser sur les fils télégraphiques. Tout semble possible. En rentrant, Jim repère une énorme mygale poilue sur le mur blanc de la maison. C'est le jour des émotions. Elle est grosse comme la main. Il l'attrape en la recouvrant avec un bocal, puis il passe une feuille de carton entre le mur et le récipient qu'il n'a plus qu'à retourner. J'aurais besoin d'un petit remontant ! Pas sûr que les brochettes de marshmallows grillés suffisent, en plus c'est brûlant... La bestiole affolée reste impressionnante derrière la paroi circulaire de son cercueil de verre. J'essaie de me rafraîchir avec de la pastèque.

Les Bornstein, qui ont une copieuse vie sociale, essaient de nous organiser des rencontres avec des Français. Je n'ose par leur dire que je préfère fréquenter des Américains. Nous allons chez les uns, les autres passent au ranch, et réciproquement. Les Oppenheimer et les Tolbert sont les plus assidus. Tout le monde adore converser sur ce qui se passe dans le monde, à ma plus grande joie, mais nous sommes préoccupés par notre départ pour Los Angeles qui est prévu pour demain 15 août. Mrs Bornstein n'a pas réussi à joindre ses amis architectes depuis lundi, or c'est le seul contact possible à L.A. Je tente de rassurer Agnès en lui répondant que si l'on ne connaît personne là-bas nous irons au commissariat de police leur expliquer que nous cherchons une solution pour nous loger. C'est évidemment un peu angoissant.


Avant de terminer nos bagages je fais une photo de ma petite sœur en Annie du Far West. Elle en prend souvent de moi, mais elles sont toujours complètement floues. Elle est incroyablement bronzée. Elle passera d'ailleurs toute sa vie à se tanner la peau. J'ai déployé l'album des Mothers of Invention dont j'ai lu et relu les notes, essayant de reconnaître tous les personnages sur le collage à l'intérieur de la pochette qui s'ouvre. Il y a même, glissée à côté du disque, une planche à découper comme dans celui des Beatles, sauf qu'ici la moustache de Zappa est aussi poilue que la mygale, le badge est remplacé par un téton et la carte postale par un dollar avec un nombril en son centre ! Je connaîtrai les paroles de toutes les chansons avant d'avoir vraiment entendu la musique. La pancarte WC appartient à Aaron. Je range tout dès qu'Agnès a terminé de repasser ses vêtements, et les miens ! Quand je pense qu'elle a lacé mes souliers toute mon enfance je devrais avoir honte. Elle plie, je range et boucle. Aussitôt un cheeseburger englouti nous filons à la bus station. Le car démarre à 1h15 p.m. Nous sommes inquiets.