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Peut-on imaginer l'éblouissement des deux enfants devant le monde qui s'offre à leurs yeux ? Des paysages lunaires, les grands espaces, une lumière incroyable, une population qui se rêve unie sous la bannière étoilée mais qui revendique partout ses clivages communautaires, la guerre du Viêt Nam qui fait rage dans l'ancienne Indochine et les jeunes qui brûlent leur livret militaire en refusant d'y partir, la musique électrique qui explose partout en volutes psychédéliques, rose vert et jaune fluorescents, la voiture qui fait corps avec son chauffeur, même pas besoin d'en descendre pour passer à table, des jeunes gens vous servent à la guérite, l'opulence de la bourgeoisie blanche, chacun sa piscine, une collection d'automobiles incroyable... À El Paso, chez des amis des Bornstein, j’ai pris en photo un tableau intriguant. C'est une Rolls Royce vue au travers d'un prisme qui dédouble sa calandre tant et si bien que l'ange, l'enjoliveur fameux dit Spirit of Extasy, se transforme en deux aigles américains qui se prennent le bec, le symbole U.S. aux prises avec lui-même en tête de proue d'un temple grec sur une importation anglaise, signe absolu de la richesse. Le modèle n'a qu'une banquette, pas de place pour les gosses à l'arrière ! Le plus petit, pieds nus, mal coiffé, porte une salopette et s'amuse avec une petite voiture rouge. Cette couleur inspire la peur. Les communistes sont le mal incarné. Les années trente des grandes grèves sont refoulées. La crise de 1929 n'a pas ruiné tout le monde. Les plus retors se sont enrichis. L'adolescent qui se tient à une barre de peinture rouge, tiens tiens, revêt une certaine élégance mâtinée d'une forme de déchéance. Il est habillé d'une veste croisée, sans col, surpiquée, mais il n'a pas de pantalon. Stars and Stripes cachées dans le décor et les costumes. Son caleçon rayé est incongru. Moins que le lance-pierres qu'il tient en main, avec une ficelle qui pend comme un fil à plomb. Garder l'équilibre ? Le sol est recouvert d'une mosaïque figurant un banc de poissons dont certains semblent porter des lunettes. Si le motif grec renvoie aux calendes est-ce le signe d'une époque révolue ? La Rolls semble parquée dans un garage. Il y fait plutôt sombre. Le fil se déroule. Les trois Parques se nomment Nona, Decima et Morta. La signature indique Siegfried Reinhardt, un Luthérien de Saint-Louis ne sachant pas sur quel pied danser, car c'est probablement le mélange de styles qui m'a attiré, réalisme, surréalisme, expressionnisme abstrait, cubisme... Je relis mon jeu de mots sur l'ange Oliver : on a celui qu'on peut, les miens marchent par deux, l'autre s'appelle Stan, "si tu m'aimes comme je t'aime tu m'aimes plus qu'un chou à la crème", prononcé en clignant des yeux et en se grattant la tête avec l'accent anglais ! Les jeux de mots s'imposent d'eux-mêmes, avec les allitérations, les jeux de kyrielles, les ruptures de rythme, les images, la musique...

(Musique 9 pour clarinette basse, violoncelle et orchestre)

Lors de mon premier voyage aux États Unis, en croisière sur le yacht de Henry et Sylvia Birge (aucun lien familial, j'insiste) où j'avais passé trois semaines, autre impression d'opulence voire de naïve arrogance, le merveilleux s'était progressivement transformé en écœurement, too much. Je m'étais assis sur un coussin représentant l'aigle américain orné de la devise "E pluribus unum" avec mon slip de bain mouillé. Mes hôtes ne m'avaient plus adressé la parole pendant trois jours. J'avais douze ans. Ils avaient aussi voulu me faire signer un papier jurant que je n'étais pas communiste et que je soutiendrai plus tard les Américains au Viêt Nam. Je mis mon âge en avant en rigolant, mais ils prétendaient que les rouges arrosaient Paris de tracts de propagande depuis des hélicoptères ! Tout cela me paraissait absurde. Le séjour avait parfois été tendu, mais j'étais très jeune. Je m'étais fait engueuler parce que j'avais posé le drapeau américain sur la pelouse pendant que Henry démêlait les nœuds autour du mât. Je me revois ce matin-là avec les deux mains à plat tournées vers le ciel, fatigué de porter le drapeau soigneusement plié et m'impatientant. Henry hissait les couleurs chaque matin et les redescendait chaque soir. Il avait un flingue dans la boîte à gants de son auto et un fusil sur le bateau, des fois que les Noirs "qui sont tous communistes" viennent s'emparer de ses biens. Il tirait sur les chiens qui violaient sa propriété dont je n'ai jamais aperçu les limites. La devise américaine du coussin gris que j'avais souillé d'eau de mer renvoyait pourtant à la multitude de peuples immigrants qui avait construit cette nation, "un à partir de plusieurs", c'est la traduction du latin. J'en ai fait jusqu'à cette année. En 1956, elle fut remplacée par "In God We Trust". La confiance en Dieu s'est substituée à la pluralité des sources. Comble de l’hypocrisie et principe fondateur de l’État négationniste, elle fait scandaleusement abstraction des nations indiennes. Le premier livre que mon père m'a donné à lire est L'or de Blaise Cendrars, mais la colonisation du continent à l'est avait précédé la conquête de l'ouest. J'ai oublié les frictions avec les Birge, sinon je n'aurais pas prévu de passer les voir dans le Connecticut d'ici quelques semaines lorsque nous serons revenus sur la côte atlantique.


Le premier roman de Cendrars, écrit lors de son voyage au Brésil, m'a peut-être plus influencé que je ne l'imaginais. Il m'a donné le goût de l'aventure. J'y repense en roulant vers le Pacifique. Le soleil tape sur le toit du bus comme sur un tambour de métal. Si ses vitres faisaient loupe on pourrait allumer les cactus qui ressemblent à des candélabres rien qu'en les admirant. Un vent sec et poussiéreux fait traverser la route désertique à d'étranges pelotes de ronces. Éteindra-t-il nos velléités incendiaires ou embrasera-t-il le ciel du couchant ? Pendant le trajet deux étudiantes françaises passent la nuit à parler avec nous des États Unis. La France n'a pas bonne presse. Il faut que je me défende lorsque l'on m'attaque avec des "De Gaulle, dirty old man! (De Gaulle sale vieillard sénile !)". Je dois expliquer que tous les Français ne partagent pas ses vues. Nous critiquons sa politique actuelle en sachant pourtant ce qu'on lui doit de résistance contre l'hégémonie américaine. À la Libération des dollars français auraient déjà été imprimés. De Gaulle s'est imposé et avec lui l'autonomie de notre pays. Je dis cela, mais je ne me sens pas plus français que parisien, ou de ma rue, de mon immeuble, de mon étage et de ma chambre. Il a aussi réussi à éliminer les Communistes qui formaient alors en France le parti le plus important. Je n'ai jamais appartenu à aucun et cela ne se fera probablement jamais, trop indépendant pour ne pas ruer dans les brancards, trop critique, trop attaché à développer de nouvelles utopies, trop indiscipliné. Allez savoir maintenant, je soutiendrai peut-être un jour quelque nouveau tribun dont les paroles rimeront avec mes aspirations… Papa m'avait expliqué le référendum pour la Constitution de 1958 initiée par De Gaulle en me proposant à la fois une gifle et un bonbon. Comme elle lui donne les pleins pouvoirs Papa compare notre président de la république à Hitler. Il a promis de nous inviter tous les quatre au Bistro 121 manger une truffe sous la cendre le jour où le grand Charles passera l'arme à gauche. Ce n'est pas tous les jours dimanche ! C'est vrai, on est vendredi, nous approchons de l'océan.