(Musique 12 : Francis Gorgé, Éric Longuet, Jean-Jacques Birgé,
Marc Lichtig, Five Hundred Micrograms, 1971)

Pour descendre au Fillmore West, Peter conduit comme un fou. Il nous la joue Bullitt ! Le film ne sortira que dans trois mois, mais ce sont les mêmes tremplins : les rues très en pente croisent des rues planes, si bien qu'à chaque intersection les quatre roues de la voiture décollent et vont s'écraser plus loin sur la chaussée. Je n'en mène pas large et je suis soulagé d'arriver entier au concert du Grateful Dead, d'autant que je suis en compagnie de Bretta. Dans l'obscurité le théâtre me paraît immense, tapissé des projections du light-show Holy See.

Deux ans auparavant, je fus passionné par la conférence d'un journaliste de Rock 'n Folk, probablement Alain Dister, à la Maison des Jeunes et de la Culture du XVIe arrondissement sur les light-shows californiens et je me suis aussitôt attelé à brûler des diapositives sous-exposées, à les asperger de laque piquée à ma mère et à y mettre le feu, toujours plus de lumière, les grattant, les repeignant et tout ce que je pouvais inventer pour créer des tableaux projetables sur écran géant. Au retour des USA je monterai mon propre groupe de light-show, H Lights, avec Michel Polizzi, Antoine Guerreiro, Thierry Dehesdin, Jean-Pierre Laplanche, et plus tard Luc Barnier et Michaëla Watteaux... Nous inaugurerons nos spectacles psychédéliques sur Red Noise, le groupe de Patrick Vian, fils de Boris, Crouille-Marteaux avec Pierre Clémenti, Jean-Pierre Kalfon et Melmoth, aux multiples pseudos dont celui de Dashiell Hedayat pour Chrysler rose, et sur mon propre groupe, Epimanondas, avec Francis Gorgé, Edgard Vincensini et Pierre Bensard ! Nous accompagnerons ensuite régulièrement Daevid Allen Gong et quantité d'autres orchestres. L'imprimerie Union, spécialiste des livres d'art, publiera même notre Light-Book en 1973, tirage de 777 exemplaires numérotés, envoyés, entre autres, aux membres du Collège de Pataphysique et Picasso le recevra quelques jours avant sa mort !

Alors que nous pénétrons au Fillmore, le groupe Kaleidoscope est déjà sur scène, mêlant différentes influences pour accoucher de longs solos distordus. Mais le clou du spectacle est le Grateful Dead avec Jerry Garcia à la guitare. Le concert dure des heures. On plane. Les improvisations dessinent des arabesques sensées rappeler un trip de LSD. Combien de fois écouterons-nous bientôt leur Dark Star, Happy Trails du Quicksilver Messenger Service, et bien entendu les Doors, Hendrix, Janis Joplin ? Je ressors abasourdi de l'expérience. Comme je raconte à Peter mon émoi à l'écoute du disque des Mothers of Invention découvert à Cincinnati, il me fait cadeau de ses exemplaires des deux précédents, Freak Out et Absolutely Free, qu'il trouve trop farfelus. Ce tryptique aura sur moi des répercutions considérables. De son côté, Peter construira sa cabane au Canada du côté de Vancouver pour échapper au service militaire et à la guerre du Viêt Nam, Bretta étudiera les civilisations mayas et incas, Masa deviendra toubib comme ses parents.


La révélation des Mothers of Invention bouleversera ma vie. Tourneboulé par leurs trois premiers albums, galvanisé par leur humour et leur inventivité, rentré en France je déciderai de faire de la musique. Sans ne jamais tenter de les copier, j'en suis de toute façon incapable, je serai influencé par leur leader-compositeur Frank Zappa qui deviendra l'idole de ma jeunesse. À Saint-Germain-des Prés, Adrien Nataf qui dirige le magasin Pan, me vendra Stricly Personal de Captain Beefheart quand je lui demanderai s’il a d’autres trucs dans le même genre. Nouveau choc. En octobre, les Mothers seront à l’Olympia, public clairsemé, spectacle sarcastique où Jimmy Carl Black joue un vampire assoiffé de sexe. Les disques se suivent, mais ne se ressemblent pas, Lumpy Gravy, Ruben & the Jets, Uncle Meat, Hot Rats, tous aussi inattendus. Octobre 1969. La France interdira au premier festival pop de se tenir sur son territoire et nous nous retrouverons tous en Belgique, au Festival d’Amougies. Enfoui dans mon sac de couchage, avec un petit magnétophone, j’enregistrerai Frank Zappa, venu seul, faire le bœuf avec Pink Floyd, Caravan, Blossom Toes, Sam Apple Pie, Ainsley Dunbar Retaliation et Archie Shepp ! L’Art Ensemble de Chicago m’ouvrira le champ extraordinaire du free jazz, Joseph Jarman, nu, pastichant les guitaristes de rock, mieux que tous les guitar heroes. Zappa arrosera de whisky l’harmonica excité de Beefheart. À leur sortie de scène, j’enjamberai la barrière et harponnerai Zappa, l’abreuvant de questions pendant trois quarts d’heure. Moment fabuleux que je reproduirai à chacune de ses visites jusqu’au concert du Gaumont Palace. Je tenterai la pareille avec le Capitaine qui me traversera comme un ectoplasme, mystère.

Août 1970, festival maudit de Biot-Valbonne. Je serai le premier, et peut-être un des seuls à payer mon billet. Je donnerai un coup de main à l’Open Light qui assurera les projections. Personne ne reconnaîtra Zappa, je lui demanderai s’il a sa guitare et sa pédale wah-wah. Il lui manque un ampli et un orchestre. Je chercherai l’un et les autres. Le concert se fera en quartet avec Jean-Luc Ponty, Albi Cullaz et Aldo Romano ! Face à la vague des resquilleurs, le festival sera écourté, puis annulé. Passage par la Fondation Maeght où auront joué Cecil Taylor, Sun Ra et Albert Ayler, avant de me retrouver à faire le bœuf avec Eric Clapton dans la villa de Giorgio Gomelsky, l’impressario des Stones. Lorsqu’il piquera sa crise et virera tous les parasites, il épargnera le gamin qui balaie et m’embarquera pour la villa de Pink Floyd. À cette époque, l’invention règne dans tous les arts, pas seulement chez les Mamans ! Décembre 1970. Ma dernière rencontre avec Zappa se situera au Gaumont Palace où il improvise de petits gestes virtuoses de l’index et du majeur pour diriger Ponty. Sur la vidéo de l’INA on me reconnaîtra au premier rang.

Pendant les années 80 je m’éloignerai un peu d’une musique devenue trop typiquement rock à mon goût, mais les pièces pour orchestre me fascineront à nouveau, même si l’interprétation de Boulez sera catastrophique. Zappa sera si furieux qu’il devra se faire prier pour venir saluer. Il aurait réussi à se faire jouer en envisageant l’achat d’une 4X, l’ordinateur développé par l’IRCAM. Il optera pour un synthétiseur Synclavier et, malgré d’intéressants enregistrements dirigés par Kent Nagano, trouvera l’orchestre idéal en l’Ensemble Modern pour The Yellow Shark. Printemps 1993. Devant réaliser un film de la série Vis à Vis pour France 3 sur deux musiciens qui se parlent par satellite pendant trois jours, je contacterai Robert Charlebois qui me suggèrera un guitariste américain qui joue sur son premier album, un chum du nom de… Frank Zappa. Pourtant très malade, Zappa acceptera, mais la chaîne répondra qu'il n’est pas assez médiatique. No commercial potential. Le film se fera entre Idir et Johnny Clegg !

Décembre 1993. Je tournerai Chaque jour à Sarajevo pendant le siège. Mille obus par vingt quatre heures ! Je m’endormirai chaque soir en comptant les explosions, me laissant bercer par cette partition digne de Ionisation d’Edgard Varèse. Un soir, en rentrant à l’Holiday Inn, j’allumerai CNN. Sur le générique de fin du Journal, Zappa, barbu, fatigué, à la tête de l’Ensemble Modern. Je comprendrai qu’il vient de mourir. Le monde s’écroulera autour de moi. Je m’effondrerai à mon tour. Zappa restera le père de mon récit, du moins pour la musique. Chaque fois que je « découvrirai » un nouveau compositeur, je courrai voir s’il appartient à la liste d’influences que Zappa livre dans son premier album. Ainsi je vérifierai les noms de Schoenberg, Kirk, Kagel, Mingus, Boulez, Webern, Dolphy, Stockhausen, Cecil Taylor, et mon favori, Charles Ives… Je serai surpris de ne pas y lire les noms de Conlon Nancarrow, Harry Partch ou Sun Ra. Ma mémoire fait défaut. Écrire sa vie au présent est une gymnastique incongrue et déstabilisante. Je m'y applique avec allégresse. Tout a commencé à Cincinnati il y a quelques semaines. C'est ma seconde naissance.