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(Insolation, pour sons électroniques)

Nous sommes fous. Descendre à pied par cette chaleur est totalement insensé. Nous avons failli en mourir, déshydratés. Avant midi, deux des Français rencontrés dans le car, Jean-Pierre et Serge, ainsi que l'Allemand Kai, sont remontés alors que nous avons continué à descendre. Inexorablement. On se laisse porter par le plan incliné sans penser que la remontée sera tellement plus douloureuse. Gravir une montagne précède la redescente, mais un canyon produit le mouvement inverse. On dévale la pente allègrement sans penser au retour. Certains le font à dos d'âne, d'autres le survolent en avion ou en hélicoptère. Le ciel est bleu marine. Nous continuons à descendre, à nous enfoncer dans l'impossible. Agnès traîne la patte, mais les anneaux stridents des crotales ne l'incitent pas à faire bande à part. Arrivés en bas, nous décidons de faire demi-tour. Il est treize heures. Le soleil est une boule de feu. Chaque fois que nous faisons trente mètres sous ses rayons incandescents nous rebroussons chemin jusqu'à l'abri, seule zone d'ombre de cet enfer. Agnès n'a plus de force. Pourtant nous ne sommes pas complètement au fond du canyon, nous n'en pouvons plus. Un thermomètre exploserait. J'entrevois le pire quand nous retrouvons Bernard, le seul Français aussi dingue que nous. C'est un grand, il a dix-huit ans. Il prend Agnès par la main, il la tire, il la porte. Je n'en suis plus capable.



J'arrive tout juste à mettre un pied devant l'autre. Ma sœur a les pieds en sang dans ses mocassins. Nous sommes exténués, assoiffés, découragés. Bernard nous prête des chapeaux, il nous donne la force de grimper. J'ignore ce qu'il est devenu, mais il nous a sauvé la vie. Il est cinq heures quand nous arrivons au sommet du Grand Canyon. Le déjeuner, ici on prononce dinner, nous requinque un chouïa avant de reprendre la route pour Flagstaff. Transformés en zombies, nous enchaînons sans pause pour arriver à El Paso aussi vite que possible. Jusqu'à Phoenix, nous ne sommes que huit dans le Greyhound. Malheureusement, à partir de là le bus est bondé et nous sommes serrés comme des sardines. Pas moyen de fermer l'œil. Le lendemain matin, enfin à destination, nous attendons une heure à la gare que Mr Bornstein vienne nous chercher à dix heures et demie. Et là nous nous écroulons. Agnès n'a même pas la force de se déshabiller. Vingt-quatre heures de sommeil non stop !


Rêvons-nous des écureuils, chipmunks et geais bleus croisés pendant notre descente aux enfers ? Après un copieux petit déjeuner nous reprenons nos activités domestiques. Discussion avec nos hôtes, aide en cuisine, et bien entendu télévision. Deux feuilletons, I Spy avec Bob Hope, et The Flying Nun. J'écris à Jeff, Cypri, Fishkin, et gribouille des commentaires idiots sur le journal de bord de ma sœur. Pourquoi n'ai je rien écrit à cette époque ? Cela raviverait ma mémoire quand sera venue l'heure de raconter nos incroyables péripéties, car, bien que nous voyagions ensemble, nos activités et notre regard sont radicalement différents. Je ne me souviendrai pas de grand chose de ce que je fais lorsque je laisse ma petite sœur à la maison alors que je n'arrête pas de sortir avec des copains. Plus tard je prendrai des notes sur tout et n'importe quoi, poèmes adolescents, réflexions dans les moments noirs, sanglots, projets artistiques, comptes, allez savoir, et le blog que je tiendrai quotidiennement sans relâche à partir d'août 2005. Auparavant j'aurai abandonné les feuilles volantes aussi éphémères que la mémoire, remplissant 75 cahiers chronologiques de 1971 à 2005, jusqu'à ce que je passe à Internet. Je conserverai quantité de documents, les bandes magnétiques de mes créations musicales, les partitions d'orchestre, la presse, les programmes, les cartes postales de la famille dont j'ai déjà récupéré les timbres pour une collection philatélique que j'abandonnerai pour la musique, des milliers de photographies dont les diapositives du light-show et celles du voyage aux États Unis, vingt-cinq ans de films vidéo, deux bibliothèques dont une consacrée au cinéma, ma cinémathèque en VHS et DVD, mes disques depuis les 78 tours jusqu'à la dématérialisation des supports, les bandes sur lesquelles je recopierai les discothèques complètes de mes amis, les émissions de radio sur cassettes, des centaines d'instruments de musique, quelle folie ! J'ignore ce que contiennent nombreux tiroirs ou les étagères des archives cachées derrière des stores. Une partie est consciencieusement classée, d'abord sur fiches cartonnées, ensuite répertoriée sur base de données, mais le grenier est un coffre à trésors qui ne révèle souvent ses mystères qu'après des années de sommeil.

Nous nous reposons tranquillement avant de reprendre la route. Nos valises se sont alourdies. Le bus pour San Antonio est à 7.45 p.m. Des Français rigolos nous ayant tenu éveillés toute la nuit, nous ne sommes pas très frais lorsque nous faisons la connaissance de Mrs Halff, cousine des Benjamin de Los Angeles.