(Horizon II, pour orchestre)

L'immuabilité des cordes donne la température, les maracas sonorisent les élytres des grillons, les vents annoncent le drame, les tambours rappellent l'origine de la terre où tout repart. Alamo est lourdement chargé symboliquement. La résistance est une question de morale. L'issue importe peu. On n'a le choix que d'honorer ses idées. Nous avions été marqués par le film de John Wayne où il tient le rôle de Davy Crockett, avec Richard Widmark dans celui de James Bowie et Laurence Harvey en colonel Travis. Ils mourront tous dans l'assaut final de l'armée mexicaine du général Santa Anna. Devant nous le fort est encore debout. C'est une bonne introduction à notre séjour à San Antonio. Je ne perdrai jamais ce romantisme adolescent que mon père me transmit tout jeune. Chanter l'Internationale le poing levé me rappelle tous ceux qui ont donné leur vie pour construire un monde meilleur et résister à l'envahisseur. Si elle n'est pas aussi politisée qu'en Europe, au Japon ou à Mexico, la jeunesse américaine s'insurge de plus en plus contre l'ingérence de leur pays dans le monde, en particulier au Viêt Nam où le vent a tourné depuis l'offensive du Tết en mars dernier. L'assassinat de Bob Kennedy n'a pas arrangé les choses. Les news de la NBC diffusent la brutalité policière à Chicago où la foule scande "The whole world is watching" (le monde entier nous regarde).

Après un déjeuner bien relevé dans un restaurant mexicain où nous avons savouré tortillas, enchiladas et tacos, nous faisons le tour de la ville par le jardin japonais, les collines, l'université ultra-moderne, le musée mexicain et un autre sur le cirque, le Hertzberg Circus Collection, autour de Tom Pouce. Le long des canaux nous faisons des courses dans les boutiques mexicaines où je trouve des jumping beans. Pendant le reste du voyage, Agnès et moi passerons des heures à observer nos neuf pois sauteurs. Ils aiment la chaleur et ont besoin de boire de temps en temps. J'ai déposé une goutte d'eau dans le fond de la boîte en plastique. L'humidité doit traverser la gangue pour atteindre la larve emprisonnée à l'intérieur. Ils se trémoussent dans tous les sens. Nous avons appris à les reconnaître ; va-t-on leur donner des noms ? Certains sont plus vifs. Le soleil les excite. On pourrait imaginer que chacun a son propre caractère. Parfois, la nuit, j'entends le petit toc toc d'un insomniaque. Ils vivront des mois après notre retour.

Mrs Halff nous conduit partout avec Agnès et Claudette, une des Françaises rencontrées dans le bus. Le lendemain nous passons la journée et la soirée ensemble à l'HemisFair, en allées et venues depuis sa maison incroyable. En comparaison, celle de Autant en emporte le vent paraît minable. Son escalier est digne de Versailles et il y a des colonnes partout, ambiance coloniale garantie ! À la fenêtre de ma chambre, Mrs Halff nous raconte que tout ce que nous pouvons apercevoir jusqu'à l'horizon leur appartient. Ces détails expliquent notre absence de scrupules à nous laisser inviter partout ! Nous n'avions jamais rencontré de milliardaire. Dans leur jardin ils possèdent des chiens de prairie et des horned toads apprivoisés, sorte de lézards larges avec des épines rugueuses.

Le thème de l'HemisFair est la confluence des civilisations dans les Amériques. La vue depuis la Tour de cette foire internationale est fabuleuse. On ne peut jamais être déçu de grimper voir le panorama. L'après-midi se passe en fanfares, démonstration acrobatique de ski nautique, visite des pavillons. Le soir nous assistons à un spectacle avec des Indiens qui se jettent dans le vide accrochés par les pieds. Avec leurs Aztèques de pacotille on sent bien que les États Unis ont toujours besoin de s'inventer un passé, quitte à travestir leur Histoire. En reprenant la voiture au parking, on ne peut pas poser le pied par terre tant on risquerait d'écraser les milliers de scarabées qui l'ont envahi. C'est surréaliste, ou est-ce déjà l'une des plaies d'Égypte qui s'abat sur ce pays trop arrogant ? Nous rentrons bien après minuit. Claudette, rencontrée dans le bus, et ma sœur partagent la même chambre. Je critique, mais nous profitons largement des circonstances. L'hospitalité des Américains est vraiment extraordinaire.


Ce n'est pas tout ça, nous avons encore de la route à faire ! Encore que La-Nouvelle-Orléans soit moins loin que je ne pensais du Texas. Qu'est-ce que neuf cents kilomètres dans ce pays ? Il y en aura le double pour atteindre l'étape suivante, car nous n'avons pas trouvé d'autre halte possible d'ici Washington D.C. Il faut que je pense à prévenir Mr Fishkin de notre arrivée quand je saurai à peu près quand nous y serons. Nous partons le soir, as usual, pour nous éviter une nuit d'hôtel.