Copenhague 1972. Pour rejoindre Michaëla dont la grand-mère habitait Öland j'avais pris le train jusqu'ici et embarqué pour Malmö. La construction du pont de l'Øresund reliant les deux pays est récente. Le seul pont de la traversée était celui du navire sur lequel j'avais partagé un joint corsé avec des hippies qui m'avaient invité à dormir chez eux. Chez eux, de l'autre côté du pont, là où les fantômes vinrent à ma rencontre. Mélangerais-je ici le pont de Murnau et le bac de Dreyer ? Quoi qu'il en soit et qu'il en fut je passai le dernier à la douane. Les deux préposés avaient probablement remarqué mon abondante chevelure tombant sur ma tunique bleue et verte, et mon air hagard. La valise ouverte, ils flashèrent sur ma collection de flûtes que je rangeais dans le même tiroir de mon bureau que mes sachets d'encens indien. Reniflant les parfums de l'Orient ils eurent un soupçon. Et si j'y cachais quelque produit prohibé ?! Comme ils ne voyaient rien en y glissant un œil, germa sous leurs casquettes une idée de génie. Je ne parlais pas un mot de suédois (si ce n'est "jag älskar dig"), mais je suivais parfaitement leur association d'idées. Imaginez-moi, seul, complètement défoncé, dans cet immense hangar à minuit passé, regardant deux douaniers souffler dans mes flûtes pour s'assurer que je n'y avais rien planqué. Ce duo improvisé et surréaliste fait partie de mes grands souvenirs musicaux. Relâché une demi-heure plus tard faute de preuves, je ne retrouvai pas les passagers qui m'avaient offert joint et hospitalité, mais qui avaient filé fissa. Dehors pas un chat. Malmö ressemblait à une ville fantôme. Du Delvaux. Je résolus de dormir sur les marches de la gare de chemin de fer. Le matin je fus réveillé tôt par des mouettes qui m'inspectaient sauvagement en volant tout près de moi.
Quarante ans après, j'aperçois la Suède du hublot.

Le nouveau métro nous amène à Nørrenport où Birgitte nous attend pour nous accompagner chez elle et Claus. Je suis très heureux de retrouver Birgitte Lyregaard que je n'ai pas vue depuis le concert de notre trio El Strøm. Aujourd'hui-même, Sacha Gattino, le troisième larron, est sur la route de Rennes où il emménage.


Nous nous reposons enfin dans la tour de la copropriété où nos amis ont élu domicile. La grande maison de briques rouges a plus d'un siècle. Les escaliers étroits forment parfois labyrinthe lorsqu'il faut rejoindre les toilettes à mi-étage, et la salle de douche, collective à l'immeuble, est quatre étages plus bas. Les formes épurées et blanches de l'appartement cèdent alors la place à des couloirs gris et mystérieux où nous craignons de croiser les fantômes évoqués plus haut...