L'élimination (ed. Grasset), récit du cinéaste Rithy Panh en collaboration avec Christophe Bataille, est le témoignage poignant d'un homme sincère sur son adolescence terrible du temps des Khmers rouges de 1975 à 1979. L'écriture y est nettement plus soignée que les films du réalisateur qu'il est de mauvais ton de critiquer tant il s'est arrogé l'exclusivité du sujet à la manière de Claude Lanzmann avec ce que ce dernier appelle abusivement la Shoah pour évoquer l'une des destructions de masse systématiques. Le récit palpitant de l'atroce aventure vécue et les comptes à régler avec Duch, l'un des grands responsables du massacre de 1,7 millions de Cambodgiens, ne révèle hélas rien des mécanismes qui l'y ont mené.
C'est seulement dix pages avant la fin, en p.318, que Rithy Panh ébauche : "Une interprétation, malheureusement, se répand : le crime contre l'humanité, au Cambodge, aurait été spécifique. En partie explicable par un certain quiétisme lié au bouddhisme. Par une tradition, aussi, de violence paysanne. Comme si ce génocide était culturel, voire prévisible. Je crois que c'est une analyse facile… qui permet d'évacuer les fautes intellectuelles, les fautes morales, les fautes stratégiques. Avec une telle approche il est plus aisé de passer sur le protectorat français ; l'engagement américain auprès du régime de Lon Nol, et les bombardements implacables ; la faiblesse des gouvernements successifs ; l'idéologie marxiste ; le soutien chinois. La liste est longue ! Plutôt s'intéresser aux variantes du bouddhisme qu'à l'universalité de ce crime de masse qu'on le veuille ou non, l'histoire du Cambodge, profondément, est la nôtre."
Par son manque flagrant d'analyse politique, le livre reste seulement un témoignage passionnant, mais raté en regard de son ambition énoncée p.304 : "Je veux comprendre, expliquer, me souvenir…". Seul le dernier souhait est respecté. En citant des extraits de Jacques Vergès, Alain Badiou ou Noam Chomsky le cinéaste montre à quel point il reste hermétique aux causes profondes du crime délirant qui a dévasté le Cambodge. Il reproche au tortionnaire Duch de n'entrevoir qu'une vérité, mais la souffrance endurée le fait succomber à son tour devant la complexité du processus. On peut le constater dans tous les conflits et les crimes de masse organisés, les victimes sont rarement les mieux placées pour comprendre et analyser l'horreur, voire en tirer les conséquences qui devraient s'imposer. Je me souviens des Sarajéviens me demandant pourquoi les Tchetniks leur tiraient dessus, à moi qui n'avais pourtant aucune compétence pour leur répondre, mais qui venais de l'extérieur. La souffrance et le ressentiment sont trop forts pour garder le moindre soupçon d'objectivité. Cette page terrible de l'histoire de l'humanité apparaîtra au lecteur comme une énigme car Rithy Panh ne fait qu'effleurer les responsabilités réelles de la catastrophe.

P.S.: comme si cela ne me suffisait pas, j'enchaîne avec la lecture de Sobibor de Jean Molla, un roman très fin sur une jeune anorexique qui découvre le secret de ses origines (Folio).