70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

jeudi 18 avril 2024

D'une actualité brûlante


Regarder le film de Pauline Horowitz, Récit de l'enfer d'Auschwitz - "Maus" d'Art Spiegelman (actuellement sur Arte.tv), a suscité plusieurs réactions de ma part. La première fut d'ouvrir l'iBook blanc rangé sur une étagère et de constater avec soulagement que je pourrai toujours regarder mes centaines de CD-Roms collectés à la fin du siècle dernier dont celui consacré à ce chef d'œuvre, roman graphique qui permit à la bande dessinée de passer à l'âge adulte, seule bédé à avoir reçu le Prix Pulitzer, la seule que je réussis à faire lire à ma mère. L'émulateur d'OS9 fonctionne parfaitement sur mon vieil ordi portable. Depuis 1987 j'acquiers scrupuleusement tout ce que Art Spiegelman publie. La seconde fut l'irrésistible besoin de rappeler comment j'appris l'histoire du génocide lorsque j'eus cinq ans et les conséquences psychiques que cette révélation eut sur moi, découvertes qui ne cessent d'éclairer mes choix de vie jusqu'à aujourd'hui. Que j'ai longtemps préféré le bain à la douche en est une amusante : il ne pourrait pas en sortir du gaz au lieu de l'eau. D'autres sont plus dramatiques ou complexes. Pendant la projection de La zone d'intérêt je ne pouvais m'empêcher de penser que mon grand-père était de l'autre côté du mur. Le sentiment d'injustice m'a longtemps empêché de grandir. Je n'avais que cinq ans, c'était la guerre d'indépendance en Algérie et je ne pourrais plus faire autrement que de me situer toujours du côté des opprimés. À onze ans je pris par exemple ma carte de Citoyen du Monde et, malgré les événements de mai auxquels je participais, je devins plutôt Peace & Love ! Je me retrouverai ainsi à faire des films en Algérie et en Afrique du Sud en 1993 et à Sarajevo pendant le siège, expérience dont j'eus du mal à me remettre. J'ai eu envie de raconter cela à la lumière du massacre à l'œuvre en Palestine. Je me sens moins seul qu'il y a quelques années et c'est avec soulagement que j'écoute les cinéastes Eyal Sivan et Simone Bitton ou mes ami/e/s les plus proches. Or ce texte je l'ai déjà écrit. Une petite recherche sur mon blog m'a permis de le retrouver. Il date du 14 juillet 2006. J'aurais pu l'écrire aujourd'hui. Se taire m'apparaît criminel. Qu'il est difficile d'être un homme !

Autodestruction


J'ai commencé par demander pourquoi je n'avais pas de grand-père. Il avait été déporté à Auschwitz et gazé à Buchenwald. Mon père avait sauté du train qui l'emportait en Allemagne. J'ai essayé de comprendre pourquoi les Juifs avaient toujours été persécutés. Mes parents me répondaient que les gens étaient jaloux de notre réussite. Nous étions des marchands, des banquiers, des artistes, des savants, nous avions su lire avant tous, survivant à tous les pogromes, traversant les siècles sans jamais être du côté du manche. Nous avions préféré fuir l'horreur et l'intolérance en nous battant avec la seule ressource de notre intelligence. Voilà comment naît le complexe de supériorité. Je n'avais pas d'autre choix que de me retrouver premier de la classe, presque une tradition, quoi qu'il m'en coûtasse. Nous n'étions pas très sportifs, la compétition ne pouvait s'exprimer que sous l'angle de l'esprit. Aucune icône, mais des exemples, Christ, Marx, Freud, Einstein, Schönberg, où que je me tourne l'écho de leur voix résonnait en moi. Séduisante paranoïa ! Une réponse à l'angoisse du "pourquoi moi ?". Mes parents avaient beau affirmer que ma circoncision n'était qu'hygiénique, comme les Américains et les Africains, je n'aurais pas supporté d'avoir un fils qui ne le soit pas, qui ne me ressemble pas. Où l'histoire va-t-elle se nicher ? Habillé, rien ne se voit. Pourquoi moi ? Ma non-violence, "Peace and Love", ma "citoyenneté du monde" découlèrent logiquement de cette conscience inculquée par des siècles de questions sans réponses.
La fierté d'appartenir à ce peuple géographiquement informe, à cette communauté que nous ne fréquentions pourtant pas plus que la famille, allait se transformer en la plus grande honte, celle de ressembler à tous les hommes, de partager enfin les mêmes valeurs que le reste de l'humanité : intolérance, colonialisme, et la brutalité la plus vulgaire. Comment est-il possible qu'un peuple dont une partie a vécu l'holocauste sombre dans la barbarie et le crime organisé ? Quelles sont ses motivations profondes ? Je reste interdit devant tant de stupidité et d'horreur. Ma culture n'en finit pas de mourir. Je ne pourrai jamais transmettre à ma fille ce qui m'avait rendu si fier d'être un être humain. Élevé dans la laïcité, sans religion, voire dans un anticléricalisme œcuménique, ayant plus tard mûri dans l'athéisme, je n'ai jamais tant revendiqué mes origines juives que depuis la guerre des six jours et tout ce que la paranoïa israélienne suscita d'exactions. Comment vivre dans un pays où l'état et la religion ne sont pas séparés ? Qu'il était agréable d'être français ! Les Juifs israéliens sont tous responsables, toute la diaspora porte une lourde responsabilité dans ce qu'il adviendra du Moyen Orient.
Certains diront qu'ils ne savaient pas. Qu'ils ne savaient pas comment vivaient les Palestiniens, qu'ils ignoraient tout des sévices, des brimades quotidiennes et des privations que ce peuple endure depuis des décennies. Mais tout aura été dit. Les pays arabes ne veulent pas d'eux, sinon le problème serait réglé depuis longtemps. Septembre noir fut l'œuvre des Jordaniens, il est important de se souvenir. Les Arabes parlent des Palestiniens comme j'ai toujours entendu évoquer les Juifs. Ils ont contre eux les mêmes griefs. Ce sont les Juifs arabes. Nous partageons l'antisémitisme avec eux. Au lieu de se solidariser, le gouvernement israélien n'a eu de cesse de les persécuter, au nom du terrorisme. Mais comment appelait-on les résistants qui luttaient contre l'occupation allemande, me rappela un jour l'ancien ministre des Affaires Extérieures, Claude Cheysson ? Des terroristes ! Avoir trente ans aujourd'hui en Palestine, c'est n'avoir jamais connu autre chose que l'occupation. Sartre, dans On a raison de se révolter, rappelait que le terrorisme n'était que le fruit du désespoir. Comment a-t-on pu cautionner ces persécutions quotidiennes ? Comment les Juifs peuvent-ils accepter de reproduire ce qu'ils ont subi. Israël n'est pas Auschwitz, mais jusqu'où ses dirigeants sont-ils prêts à aller ? La paranoïa a toujours créé les pires actes de barbarie. Les Serbes disaient qu'on voulait les exterminer. Voyez les Tutsis et les Hutus. Anéantissons les autres avant qu'ils ne nous tuent, frappons les premiers, le schéma est toujours le même. On apprend souvent que le violeur d'enfants a lui-même été abusé lorsqu'il était petit. Les Juifs ont même reconstruit chez eux le mur du ghetto de Varsovie, le mur de la honte.
Il faut que du monde entier s'élèvent les voix de ceux qu'on ne pourra pas taxer d'antisémitisme pour dénoncer les actes absurdes et suicidaires d'Israël. Il faut que la diaspora, en particulier celle qui alimente l'économie désastreuse de ce pays, comprenne qu'il n'y a pas d'issue dans les armes, que si elle devenait finale, la réponse détruirait le pays d'abord, toute une culture ensuite. Il ne suffit pas aux États Uniens de continuer leur politique impérialiste, ils sont les plus grands complices de l'horreur qui se perpétue en Israël comme en Irak, en Afghanistan et dans bien d'autres pays. Quelle sont les motivations des uns et des autres ? Est-ce la peur de la démographie inégale entre Arabes et Juifs qui, dans une supposée démocratie, donnerait le pouvoir aux Palestiniens ? Est-ce la nécessité des USA d'avoir le maximum de bases au Moyen Orient ? Est-ce une manière de faire indirectement la guerre à l'Iran ? Qui cédera un bout de territoire, légalement reconnu en 1948 (mais rejeté par la Ligue Arabe, il faudra revenir sur la responsabilité des uns et des autres) pour créer enfin un état palestinien ? Qui donc a intérêt à ce que la guerre continue éternellement ? Quel rapport avec le prix du baril de pétrole ? À qui profite le crime ? Certainement à aucun des peuples qui vivent sur une terre qu'ils ont le culot de considérer comme sainte. Il faut que s'élèvent les voix de la morale, de tous côtés. L'ONU s'est partout montrée impuissante. Les enjeux économiques ne concernent pas les populations locales. Les manipulations dont ils sont les victimes les détruit. Réveillez-vous, camarades, ne vous laissez pas entraîner dans cette troisième guerre mondiale commencée il y a soixante ans. N'acceptons pas l'horreur ni l'arrogance des puissants ! Il n'y a pas de fatalité. Nous sommes tous responsables.

mercredi 17 avril 2024

To be or not to be


C'est génial ou c'est nul. Je ne fais pas dans la demi-mesure. C'est froid ou c'est chaud. La tiédeur m'est étrangère. C'est oui ou c'est non. Dans Tristana de Buñuel, Catherine Deneuve hésite un instant entre deux pois chiches, mais elle finit tout de même par en choisir un. J'étais très jeune. Cette scène m'avait marqué. Pas la seule du film à m'avoir provoqué ! Il y a bien une ligne médiane, une bissectrice, une frontière sans no man's land, entre le plus et le moins. Le zéro est instable. Si l'on s'y arrête, ce n'est que le temps de choisir. Un temps oui, de l'espace aucun. Ensuite seulement s'interrogent les nuances. Elles sont nombreuses, autant que l'on peut en trouver dans le dictionnaire. C'est énorme. Dans mes articles, à de très rares exceptions près, je n'aborde que ce qui est au-dessus de la ligne, dans mes passions, enthousiaste, dans mes critiques, révolté. Rien de manichéen pourtant, je tempère. Je pèse mes mots. J'essaie de trouver le contresens, le double sens, le sens inverse, interdit, les bonnes raisons, les mauvaises aussi, sans excuse, juste comprendre, mais au bout du compte mon choix est fait. Il n'y a que deux colonnes à ma liste d'obsessionnel. Une troisième serait clandestine. Ceci dit, c'est sachant que "dans ce monde ce qui est terrible, c'est que tout le monde a ses raisons". Ce qui n'empêche qu'entre deux pois il y a deux mesures, et l'on peut toujours choisir. Sans regret, surtout sans regret. Parce que le regret renvoie au passé et l'on n'y peut rien changer. Par contre la responsabilité engage l'avenir, et personne ne nous oblige à nous entêter. Il y a tant de bêtises à faire, autant ne pas reproduire toujours les mêmes. Et puis parfois la frontière est infime entre le nul et le génial. Il suffit d'un rien. Sur le fil, du rasoir. Se figer en chemin et c'est la chute, mortelle. Garder l'équilibre. Un pas en arrière ou un pas en avant ? Vous ne me verrez jamais faire du sur place. Faut que ça bouge !

mardi 16 avril 2024

Paratonnerre de Griffure


Impressionné par la violoniste Amaryllis Billet lorsque je l'avais découverte il y a huit ans au sein du Spat' sonore de Nicolas Chedmail, je ne suis pas si étonné d'entendre le duo Griffure qu'elle a fondé avec sa comparse, la violoncelliste Léonore Grollemund, un duo qui sort résolument de l'ordinaire. À l'époque, comme les autres spatistes, son instrument (électrique) est diffusé dans l'espace par de très longs tubes s'ouvrant sur des pavillons. Cette fois elle chante aussi, ou d'abord, comme Léonore Grollemund. Et ensemble elles se sont agrandies au trio avec l'électroacousticienne Undae, puis au sextet avec la violoniste Chloé Julian, l'altiste Alix Gauthier et la contrebassiste Léa Yèche, jusqu'à enregistrer l'album Paratonnerre. Nous y voilà. Et toutes ces filles chantent, du moins toutes les cordes. Frottées et vocales. Et ça vibre, avec moult ornementations. Et tout cela pouvant être transformé par l'électronique.
Amaryllis et Léonore sont parties des voix. Les cordes ont pris le pas sur les chansons. Les paroles sont sombres, mais la musique est claire. Pourtant, s'il faut un paratonnerre, c'est qu'il y a de l'orage dans l'air. L'onde est menaçante. Des murmures ensorcelants planent à la surface. Le chœur féminin s'efface devant l'eau verte avant d'entamer une valse légère ou un canon perturbé par la machine. On ne sait jamais qui du quintet à cordes ou du chœur céleste rappellera les mélodies d'antan pour les transformer en contemporaines menaces. L'ombre s'éloigne, laissant le modulateur en anneau rythmer la scène avant dissipation. Des histoires de filles. Des filles libres. Lyriques ou bruitistes, drôles ou graves, seules et ensemble. Des filles qui griffent.

→ Griffure, Paratonnerre, CD Umlaut, dist. Socadisc, 15€

lundi 15 avril 2024

Apéro Labo et consorts sur la revue Bad Alchemy 123




Prequel de l’article de Rigobert Dittmann traduit de l'allemand tant bien que mal par mes soins, extrait de la rubrique nowjazz plink'n'plonk !

JEAN-JACQUES BIRGÉ a commencé la nouvelle année en chroniquant des documentaires sur Jacques Lacan, l'évocation de Bernard Vitet, "Maus" d'Art Spiegelman, "Le voyage dans la lune" de Méliès et les Disques de David Lynch. Et musicalement, nonobstant une rupture de canalisation d'eau, le 14 janvier un concert live au studio GRRR avec le violoniste MATHIAS LEVY, venu malgré la grippe, qui s'est distingué avec "Revisiting Grappelli" et "Les Démons Familiers" et qui a déjà joué "Tout Abus Sera Puni" avec Birgé & Naïssam Jalal, et ANTONIN-TRI HOANG, lui aussi habitué du label GRRR, dont le registre va du Red Desert Orchestra d'Eve Risser à l'Orca Noise Unit. Ce dernier a utilisé des synthétiseurs, une clarinette, un sax alto et des percussions, tandis que JJB s'est intégré aux images sonores avec un sampler, des synthétiseurs Soma, une shahi baaja, une guimbarde et un ballon de baudruche. En résultent sept morceaux d'une 'expérience de mentalisme musical' proposée par Hoang : l'un des 30 auditeurs* écoute une minute piochée dans une playlist d’archives musicales, choisie au hasard et inaudible pour les autres, et décrit brièvement, mais de manière fleurie, ce qu'il a entendu, ce qui commence par déclencher des rires. C'est ainsi que sont nés 'Allumettes Paillasson', 'Particules fines', 'Au delà des galaxies', 'Un gros Sibérien', 'Le train ne s'arrête pas', 'Combat de chiens coréen' et 'Yemen', enchâssés dans Apéro Labo 1 (GRRR 3118, numérique). Seuls ces 'assistants' volontaires peuvent établir un lien avec ce qu'ils entendent, mais tous peuvent faire des comparaisons avec la description. Avec une bonne dose de magie, ces compositions instantanées déploient incontestablement une musique de chambre électroacoustique miraculeuse et un folklore ambiant exotique, avec un violon doux et frémissant ou dansant, le son de cithare de la shahi baaja, un triangle étincelant, des vagues de vrombissements, des lèvres sifflotantes, des 'coups de sabots', des touches de synthés, des sons flottants, de délicats pizzicati. Avec des éraflures rugueuses, des poussées 'russes' orchestrées qui s'élancent, des répétitions qui se balancent, du noise et des sons indescriptiblement terribles ou discrets. Narratif ? Cinématique ? Fantastique ? Le synthé se déplace, double tonalité de locomotive à vapeur, sur un violon monosyllabique qui tire des fils, intime et dansant, et sur une clarinette rugueuse qui suit le mouvement. Le groove de la guimbarde, les harmoniques sifflantes, le son d’une vielle fendue, le chant guttural du chaman et le ballon de baudruche gémissant créent des canards-chats (comme le Dr Moreau chez H. G. Wells ou le Dr Baxter dans "Poor Things") ; d'autres expériences inouïes donnent naissance à des chiens au museau cousu. Et pour finir, la radio-pop déformée, les rythmiques animées, entourées de bruits et le pizzicato dégoulinant dépeignent un autre Yémen. Les Parisiens s'étonnent et rient. Et c'est bien ainsi - rire et jouer et s'étonner et rire.

Le temps passé avec Birgé ne serait pas complet sans un nouveau regard sur www.drame.org/blog, où il nous offre une réécoute de '¡Vivan Las Utopias!', la contribution entraînante d'Un Drame à "Buenaventura Durruti" (1996), chantée par la fille de Birgé, Elsa, alors âgée de 11 ans. Ce qui déclenche involontairement un flashback nostalgique vers →Nato, le fantastique label fondé en 1980 par Jean Rochard. Il va sans dire que JJB fait front sans faiblir contre l'exploitation de l'homme par l'homme, le crime organisé, la manipulation de masse, le cynisme et le défaitisme. Ancré dans le quotidien, il s'insurge contre la date limite de consommation (DLC) en tant que gaspillage alimentaire. Reste à saluer l'édition anglaise de "Underground, The illustrated Bible of Cursed Rockers and High Priestesses of Sound" d'Arnaud Le Gouëfflec & Nicolas Moog, dans laquelle - aux côtés de Daniel Johnston, Moondog, Nico, The Residents, Sun Ra ou Yma Sumac - Un D.M.I. se voit confirmer, avec Boris Vian, Colette Magny, Brigitte Fontaine et Eliane Radigue, sa prétention française au statut de 'weirdo' (bizarre, vous avez dit bizarre ?).



La suite de l’article, déjà publiée le 18 mars dernier, concerne essentiellement l'album Codex, qui fait figure d'Apéro Labo 2, avec l'altiste Maëlle Desbrosses et la tubiste Fanny Meteier.

vendredi 12 avril 2024

Mieux que le réel ?


Pendant des années j'ai défendu les instruments virtuels pour des raisons économiques. Lorsque le budget le permettait nous avions recours à un ensemble de musiciens, voire un orchestre symphonique, plutôt qu'à des clones électroniques. Certains projets le justifient encore, mais les avancées technologiques offrent des possibilités qu'aucune formation vivante ne permet. Quel compositeur n'a jamais rêvé de diriger un orchestre au doigt et à l'œil, mieux, d'entendre sa musique au fur et à mesure qu'il l'imagine ? Dans la vie réelle les deux sont impossibles à conjuguer. On peut toujours faire jouer des partitions, mais il est impossible d'improviser avec un gamelan au grand complet, un orchestre symphonique ou un big band de jazz. Aujourd'hui les instruments sont soigneusement échantillonnés par des virtuoses assistés par des ingénieurs du son chevronnés au point de créer l'illusion du vrai. Ce n'est évidemment qu'une chimère, car pour retrouver l'humanité du jeu il faut compter avec l'imperfection que la machine ignore. Sa programmation exige d'introduire quantité de petites erreurs ou de variations, on choisira le terme approprié selon sa propre approche philosophique. Les ensembles et certains instruments se prêtent mieux au subterfuge que d'autres. Si les claviers et les percussions supportent souvent la supercherie, la plupart des solistes ne sont pas prêts de perdre leur travail. N'essayez pas de remplacer un trompettiste ou un violoniste, vous courriez au massacre. Par contre les masses orchestrales offrent des alliages inédits que nos budgets en peau de chagrin ne permettent plus de créer à l'ancienne. Et, surtout, nous pouvons créer dans l'instant des sons qui nous étaient interdits jusqu'ici. On ne le répétera jamais assez, à chaque support correspond un type d'œuvre et chaque œuvre justifie tel ou tel choix d'outils.


Des applications informatiques telles UVI ou Kontakt sont des moteurs pour lesquels différentes sociétés fabriquent des instruments virtuels époustouflants. Les instruments de l'IRCAM et les jouets musicaux sont abrités par l'UVI Workstation tandis que Kontakt (Native Instruments) héberge quantité d'instruments étonnants, ensemble baroque, gamelan, Array Mbira, KIM, Morpheus, steel drum, piano préparé (SonicCouture), instruments du monde entier, pianos mythiques, etc. Si ces clones ont été échantillonnés d'après des instruments se jouant de manières fort diverses, ils ont l'avantage de pouvoir se jouer au clavier ou programmés par un séquenceur. Certains modes de jeu en deviennent accessibles ; par exemple, on ne pourrait autrement jouer des tiges d'un piano électrique EP73 à l'archet. Tous les mélanges sont possibles, le musicien bidouillant ses programmes comme il les entend.


Remercions ici les virtuoses qui ont enregistré chaque note de leur instrument pour les partager avec d'autres, pervertissant leurs outils comme il est souvent pratiqué en musique contemporaine, proposant quantité de modes de jeu que l'utilisateur peut régler à sa guise. Ainsi Thomas Bloch échantillonna son glass armonica mozartien, ses ondes Martenot, son cristal Baschet, le Birmingham Conservatoire livre ses clavecins, théorbes, psaltérions, le Keswick Museum son lithophone... Si aujourd'hui je peux faire semblant de jouer des ondes Martenot, je sais pourtant que rien ne vaudra jamais le plaisir de partager des instants musicaux avec Thomas comme lors de l'enregistrement de Nightmare avec Lindsay Cooper pour Sarajevo Suite à Londres en 1994. Plus je pianote sur ses merveilleuses machines folles en studio, plus je reviens vers les instruments acoustiques lorsque je me produis en concert !

Article du 18 mai 2012

jeudi 11 avril 2024

Expo Métal à la Philharmonie


À quoi s'attendre d'une exposition sur le rock Metal à la Philharmonie si ce n'est à un univers gothique ? Le sujet devrait drainer une foule de visiteurs qui n'ont pas l'habitude de fréquenter ce temple de la musique classique et contemporaine. En tout cas, la scénographie, due à Achille Racine et Clémence La Sagna, sombre et labyrinthique, correspond bien à cet univers de grimaces et de strass qui joue sur l'humour noir et les décibels. Je n'ai pour ma part jamais senti la subversion représentée par ce qu'on appelait le hard rock, à l'époque où j'écoutais avec curiosité Black Sabbath, Deep Purple, Led Zeppelin, Grand Funk Railroad ou Steppenwolf. Il me semblait que Frank Zappa ou le free jazz étaient beaucoup plus incisifs, critiques du monde qui nous entourait, et le psychédélisme hippie correspondait mieux à mes utopies que la noirceur d'un rock trop carré à mon goût. C'est à l'adolescence de ma fille que je m'y suis intéressé, l'accompagnant par exemple à un concert d'Aerosmith. Est-ce un parcours habituel chez les ados de s'enticher de hard rock et de reggae ? Qu'y trouvent les nostalgiques qui ont vieilli sans en démordre si ce n'est une manière de s'échapper du train-train qui souvent les a rattrapés ? Le hard rock et les futures et nombreuses déclinaisons du Metal représentent la culture d'une classe sociale qui rejette les raffinements d'une bourgeoisie pourtant souvent aussi rebelle. C'est l'histoire de la musique. On retrouvera ce mouvement avec le punk. Ce n'est pas un hasard si le stand de bière était pris d'assaut au vernissage de l'expo.


Les amateurs s'y reconnaîtront, les autres le découvriront, même si, comme toutes les expositions sur la musique, l'ensemble est éminemment fétichiste. On peut admirer les guitares de Van Halen, Joe Satriani, Steve Vai, la batterie de John Bonham, les costumes de scène incroyables, des dizaines de T-Shirts qui se porteront comme des reliques d'un temps qu'on aura vécu, les posters, photographies et pochettes de disques provocantes, les couvertures du magazine Métal Hurlant.


Les vitraux d'Adrien Havet & Jesse Daubertes (Førtifem), responsables de la conception graphique, illuminent la chapelle. Les images de H.R. Giger sont nombreuses comme son Necronom (Alien III) qui nous accueille à l'entrée. On découvrira la tapisserie de Philippe Druillet d'après le tableau L’île des morts de Böcklin, les œuvres de John M. Armleder, le crucifix à double hélice de Wim Delvoye ou sa Porte du Paradis, fortement inspirées par le Metal ! Le magnifique catalogue en montre certaines qu'il aurait été difficile de présenter à la Philharmonie. L'ouvrage de 256 pages aborde La scène qui analyse les composants du Metal, L'imaginaire qui le confronte aux différentes formes d'art, et Le public qui interroge les collectionneurs.


Je me souviens d'un concert d'Alice Cooper en 1971 à l'Espace Cardin. La peur n'était pas venue du show grand guignol du chanteur de Detroit produit par Frank Zappa, mais la foule à l'entrée était si serrée, m'écrasant tant que mes pieds ne touchaient plus le sol. Pas de serpent python à la Philharmonie, mais sa guillotine de prestidigitateur qui lui fera plus tard perdre la tête ! Plus loin, une pièce est dédiée au Metal français dont j'ignorais tout.


Si la musique est présente dans les haut-parleurs, des casques permettant d'essayer les pédales d'effets et le proscénium à trois écrans diffusant du live de la mort, Hellfest oblige, l'exposition, conçue par Milan Garcin (historien de l'art qui était l'assistant de Jean-Hubert Martin pour l'exposition Carambolages au Grand Palais dont j'eus le bonheur de composer bande-son et musique en 2016 - cette affirmation du plaisir de la visite se retrouve d'ailleurs ici) et Corentin Charbonnier (anthropologue spécialiste des publics des musiques extrêmes), tourne autour des images théâtrales dont l'humour est un antidote à la puissance macabre de ces rocks martelés. Les masques effrayants font référence au cinéma d'épouvante. Le diable est inspirant avec les dissonances du triton (intervalle de quarte augmentée), surnommé le diabolus in musica, fortement utilisé dans le Metal qui se repaît autant des pompes et circonstances un peu ringardes de la musique symphonique.


Il ne manquait qu'une ligne de coke sur la table basse du salon reconstitué d'un groupe de Metal, mais nous sommes tout de même à la Philharmonie, et l'aspect trash du monde du rock, qu'il soit métal ou marshmallow, ne pourrait être représenté sans de multiples avertissements. Sex, drugs and rock n'roll ? Le sexe non plus n'est pas rappelé au profit des guitar heroes et du décorum saint-sulpicien. J'y ai croisé quelques rares groupies, mais c'était parmi les visiteuses, et encore ! Le Metal est-il si trash à regarder le monde dans lequel nous vivons ? Est-il si théâtral à décoder le storytelling servi dans les livres d'Histoire ou au Journal de vingt heures ? C'est peut-être justement cette projection perverse qui fait tout l'intérêt de ce carnaval morbide et bruyant.

Metal, Diabolus in Musica, exposition à la Philharmonie, jusqu'au 29 septembre 2024
→ Milan Garcin & Corentin Charbonnier, catalogue relié Metal avec couverture noir et argent, ed. Gründ / Musée de la Musique, 39,95€
→ Vétérans de la scène Metal européenne, les Polonais de Behemoth en concert le 30 avril dans la Grande Salle Pierre Boulez.

mercredi 10 avril 2024

Quiproquo


Le blog est un journal extime publié au jour le jour aux yeux de tous. La proximité virtuelle produit des illusions réelles. L'intimité dévoilée peut troubler les rapports entretenus avec les uns ou les autres. On ouvre parfois son cœur à un ami, sans craindre de le perdre. Mes critiques ont parfois blessé au delà de ma pensée. Pire, la peine m'assaille lorsqu'un quiproquo déstabilise celle ou celui que l'on voulait honorer. Trois fois en sept ans, c'est trois de trop [cet article date du 27 juin 2012]. J'ai failli tout arrêter. Passé la journée à faire la vaisselle, arracher les mauvaises herbes, fait le ménage sous mon crâne sans que la tristesse s'évanouisse. Les mots ne nous appartiennent pas, ils rappellent à chacun une vieille histoire, on croit parler de soi, mais l'écho nous trahit, tant l'émetteur que le récepteur. L'impétuosité de l'engagement nécessite de redoubler d'attention. La distance est trompeuse. La vérité ne se lit qu'au fond des yeux. Il faut être là.

Depuis cet article je crois avoir évité autant que possible ce genre de mésaventure. Il m'est pourtant arrivé de vexer un ami en lui faisant un compliment qu'il prit de travers. Si l'inconscient ignore les contraires, l'objet de la phrase seul a de l'importance. Ni l'affection, ni le rejet. J'ai donc parfois visé juste sans le savoir et j'en suis désolé. Je pense (j'espère surtout) que cela ne m'est pas arrivé depuis belles lurettes. Je pèse mes mots. Le blog a l'avantage de pouvoir être corrigé si j'y glisse une erreur et je remercie également celles qui me signalent mes fautes d'orthographe (tout de même assez rares) ! Certain/e/s cherchent la petite bête, c'est l'époque qui veut cela. J'essaie de pallier l'absence du ton en soignant mes phrases, mais certains traits d'humour ne sont parfois pas évidents. Je suis sérieux. Ici ce sont les mots. Dans la vraie vie c'est plus grave, le moindre geste peut entraîner une catastrophe. Si l'on ne veut aucun ennui, il faut se taire et s'attacher les mains derrière le dos. Le titre de mon vieil article était de circonstance.

mardi 9 avril 2024

Les fables de La Fontaine en rébus


Trois petits fascicules sont tombés dans ma boîte aux lettres. J'aurais aimé vous raconter cela en images, mais il n'y a pas assez d'émojis sur ma palette. À raison d'un livre par fable et d'un vers par page, Pablo Cueco et Denis Bourdaud ont donc choisi La cigale et la fourmi, Le lièvre et la tortue et Le loup et l'agneau pour commencer. En fait ce n'est pas un début, mais c'est certainement un combat. Le musicien et le dessinateur ont déjà œuvré dans Mon Lapin Quotidien, Les Allumés du Jazz et Les enragés du rébus. Chaque fable est intégrale et permet ainsi aux dysrébusiques se rappelant tout de même leurs récitations à l'école primaire de suivre la pensée imagée des auteurs. Il est sinon très amusant de découvrir comment ils s'y sont pris à force de liaisons savantes.
Mes amis connaissent mon appétence pour les rébus lorsque vient leur anniversaire. Or je n'invente rien. Je me sers tout simplement de Rebus-O-Matic, le site de Mathias Franck. C'est Mathias qui développa toutes les applications des Inéditeurs dont je fis la musique et le design sonore : le leporello Boum ! de Mikaël Cixous, l'oracle muet DigDeep de Sonia Cruchon et mon roman augmenté USA 1968 deux enfants. Je crois que seul le premier est actuellement téléchargeable sur tablette, les deux autres sont en attente de mises à jour, mais j'envisage une version papier d'USA 1968 pour bientôt. Quant au Rebus-O-Matic, il permet d'écrire en rébus ou de répondre à des devinettes.
Comme je n'ai rien à souhaiter à personne aujourd'hui, qu'il y a longtemps que Pablo et moi n'avons pas joué ensemble, je me plonge dans ses fables avec délectation...

→ Pablo Cueco et Denis Bourdaud, Les fables de La Fontaine en rébus, ed. Qupé, dist. Amalia, 20€ les trois livraison comprise

lundi 8 avril 2024

De Basse-Terre à Budapest en passant par Redon


Je reçois plus de disques que je ne devrais en écouter sans que cela mange le temps dont j'ai besoin pour écrire et composer. Hélas la peau de chagrin que constituent les endroits où publier n'arrange pas les choses, mettant au chômage journalistes et attachés de presse si la tendance s'accentue. Nous n'en sommes pas loin. Eux du moins. Les blogueurs, agissant par passion et solidarité, sans espérer la moindre rétribution, ne risquent rien. Vraiment rien, si ce n'est décevoir celles et ceux pour lesquel/le/s je n'ai pas trouvé les mots pour évoquer leurs créations. Il faut bien avouer que ces derniers temps je reçois beaucoup de bons disques de bons musiciens, mais la plupart n'apportent rien de nouveau. Qu'ils s'inspirent avec bonheur du funk, du blues, du jazz, du free, du trad ou de la pop ne suffit pas à me donner les mots pour les évoquer avec l'envie positive qui me guide. Il y a des périodes où les productions rivalisent d'invention et d'autres où de nouvelles banalités règnent en maître. Ce sont évidemment des généralités puisque j'en ai tout de même chroniqués pas mal récemment et que ceux d'aujourd'hui rivalisent d'une certaine forme d'excellence.

Alors me voilà retrouver le sourire et remuer du croupion sur le mélange d'électro et de gwo ka des frères Timal, soit le producteur d'électro-funk Cyprien Steck aka Léopard Davinci et l'Ambianceur de Guadeloupe Jean-Marc Ferdinand. Les deux chantent, mais ils sont aussi accompagnés du saxophoniste Christophe Rieger, du trompettiste Paul Barbéri, du tromboniste Guillaume Nuss qui arrange les cuivres, du guitariste-bassiste Jérémie Revel, des tambours de Lyndeul Minatchy et Philomin Jordy, et des chœurs de Dave Martial. C'est simplement dansant, généreux, euphorique, et ça réchauffe tandis que la météo métropolitaine fait du yo-yo.

Puisque j'en suis là, je citerais bien Slydee, l'hommage très funky du bassiste Sylvain Daniel sur lequel le trompettiste Aymeric Avice me surprend, le connaissant essentiellement dans des contrées plus expérimentales. Le pianiste Bruno Ruder, le claviériste Arnaud Roulin et le batteur Vincent Taeger sont aussi formidables. Ça bouge drôlement bien, c'est très réussi, mais je reconnais trop Prince, Miles Davis ou Michael Franti pour passer de l'autre côté du miroir. Je le réécouterais bien comme un disque de compilation...

Troisième disque dansant de cette sélection, Traverse du trio Akagera s'inspire de la musique africaine pour un jazz moderne où l'instrumentation originale, David Georgelet à la batterie, Benoit Lavollée au vibraphone et marimba, Stéphane Montigny au trombone basse, permet d'échapper aux poncifs du genre.

Encore du trombone, celui de Simon Latouche, pour le trio de l'accordéoniste diatonique breton Janick Martin, le troisième larron étant le guitariste électrique Julien Tual. Ajoutez le saxophoniste ténor Robin Fincker en invité et conseiller musical, et vous obtiendrez ce breizh solide (référence à Mandryka, comprenne qui pourra !) qui continue à faire danser au bout de la terre, chorémanie (épidémie de danse, rien que ça, qui eut lieu réellement à Strasbourg au XVIe siècle, c'est un peu loin de Redon, d'accord, mais c'est ce qui les a ici inspirés). Les régions où la langue perdure offre toujours une musique puissante qui résiste à la centralisation. Comme un jour, ma fille qui avait six ans me demanda si la Bretagne était en France. Je n'en suis pas tout à fait certain. Ces chansons sans paroles renvoient à un temps qui n'est pas révolu.

Plus proche de mes affinités musicales (je ne sais pas vraiment danser !), le trio Fur composé de la clarinettiste Hélène Duret (avec qui j'ai enregistré il y a quelques mois Le songe de la raison en compagnie de la harpiste Raffaelle Rinaudo), du guitariste Benjamin Sauzereau et du batteur Maxime Rouayroux propose une musique délicate et rafraîchissante. On se laisse porter. Musique de groupe qui les rapproche de la pop alors que c'est un jazz plutôt impressionniste, intime.

Sur le même incontournable label hongrois BMC, j'ai écouté avec plaisir l'András Dés Quartet (trompette, piano, guitare, percussion), le trio Karja-Renard-Wandinger (piano, contrebasse, batterie) et le trio Shadowlands du saxophoniste-clarinettiste Robin Fincker, de la chanteuse Lauren Kinsella et du pianiste-organiste Kit Downes, mais je n'y trouve pas plus l'épatement que je recherche avidement, l'inouï. D'autres que moi s'emballeront heureusement pour le lyrisme du pianiste honrois András Dés ou de son trompettiste berlinois, Martin Eberle, pour les rebonds à la fois droits et obliques du trio de la pianiste estonienne Kirke Karja, pour les chansons traditionnelles (ou qui s'en inspirent) de Lauren Kinsella sur leur écrin de velours. Ils et elles le méritent.

Les Responses To Ligeti confrontant le Miklós Lukács Cimbiosis Trio (cymbalum, contrebasse, batterie) au Ligeti Ensemble (quintet à vent) me ravissent évidemment, justement parce que le résultat est inattendu. J'avais découvert l'extraordinaire cymbaliste Miklós Lukács sur le fabuleux Bartók Impressions avec mon très cher violoniste Mathias Lévy et le regretté Mátyás Szandai à la contrebasse, un de mes disques récents préférés ; mon enthousiasme affublé de superlatifs s'était confirmé lors du concert en hommage au disparu au Bal Blomet. Avec la même distance créative le Cimbiosis Trio répond aux 10 pièces pour quintet à vent de György Ligeti. L'influence de ce compositeur sur les musiciens d'aujourd'hui ne fera que s'intensifier avec le temps. Je me souviens de son entretien en 1998 avec le pianiste Benoît Delbecq réalisé pour Jazz Magazine. Sa curiosité pour les autres musiques et sa manière de les intégrer tout en restant lui-même est exemplaire. Je me souviens encore d'un concert au Châtelet, un an plus tard, où Ligeti, présent dans la salle, avait choisi de faire entendre les chants des Pygmées Aka, puis les trompes et cors Banda Linda de Centrafrique. Responses to Ligeti est un disque magique, difficilement cernable. Ouf !

→ Les Frères Timal, sé sa menm, CD Aztec Musique, dist. Integral, sortie le 26 avril 2024
→ Sylvain Daniel, SlyDee, CD Kyudo, dist. L'autre distribution, sortie le 26 avril 2024
→ Akagera, Traverse, CD Prado Records 12€ (LP 22€), dist. The Pusher
→ Janick Martin Trio, Sông Song, CD Coop Breizh, 15€
Fur, Bond, CD BMC, dist. Socadisc, sortie le 26 avril 2024
→ András Dés Quartet, Unimportant Things, CD BMC, dist. Socadisc, 11€
→ Karja-Renard-Wandinger, Caught In My Own Trap, CD BMC, dist. Socadisc, 11€
→ Shadowlands, Ombres, CD BMC, dist. Socadisc, 11€
→ Miklós Lukács Cimbiosis Trio + Ligeti Ensemble, Responses To Ligeti, CD BMC, dist. Socadisc, 11€

vendredi 5 avril 2024

L'Empire n'a jamais pris fin


Je m'étais régalé avec les treize épisodes d'Infernet de Pacôme Thiellement ainsi que le livre consacré à sa chronique web sur le site Blast fondé par Denis Robert. J'avais ensuite découvert La fin du film, autre des ses chroniques réalisée et montée par Thomas Bertay. J'attends maintenant chaque mois le nouvel épisode de L'Empire n'a jamais pris fin réalisé et monté par Ameyes Aït-Ouffela et Mathias Enthoven. Pacôme Thiellement est un merveilleux narrateur, enthousiaste exégète qui ne s'estime pas historien pour autant lorsqu'il évoque à sa façon l'Histoire de notre pays que l'on appelle bizarrement la France, avec la collaboration philosophique de Mazarine Albert. Fondamentalement engagé contre toutes les formes de pouvoirs politiques et religieux, il dissèque les étapes qui nous ont amenés là où nous en sommes. D'échecs en victoires, il revient sur les conquêtes de l'Empire qui commence avec César et nous contraint encore aujourd'hui, et sur les Résistances qu'il a rencontrées.


Les 5 premiers épisodes, d'une heure chaque, sont aussi passionnants les uns que les autres. Dans le premier il montre comment Jules César nous a inventés. Storytelling incroyable, le second épisode dévoile comment le roman national ment : la France n'a jamais été chrétienne. On retrouvera cette aberration dans la suite, où aimer son prochain consiste à tuer tous ceux que l'on ne peut convaincre. Dans le quatrième on apprend que la France n'a pris ce nom qu'à partir de 1190 environ et n'a jamais été composée de Francs, sauf son gouvernement, ses dirigeants, ses chefs. "La France est née comme un territoire occupé et elle l'est toujours." Le cinquième est consacré au massacre des Cathares qui représentèrent entre le XIe et le XIIe siècle une véritable utopie. Tout cela est raconté avec un humour critique et emprunte à Philip K. Dick sa vision de l'Histoire, un monde parallèle que l'école nous a caché...











Vous pouvez aussi vous abonner à Blast qui recèle bien d'autres chroniques aussi passionnantes, excellent complément à Mediapart !

jeudi 4 avril 2024

Un cercueil rose


L'excellente comédie Et si on vivait tous ensemble ? est victime d'un titre réducteur et d'une bande-annonce attendue alors que le film de Stéphane Robelin est original, drôle, critique, bien filmé, d'une très grande finesse, superbement dialogué et interprété par une bande de joyeux seniors qui nous donnent une belle leçon de vie, dans le film comme dans leur profession. Jane Fonda, Geraldine Chaplin, Claude Rich, Guy Bedos, Pierre Richard s'en donnent à cœur joie même dans les moments les plus graves (dvd Studio 37).


J'évite donc la bande-annonce et vous renvoie à un petit sujet sur le tournage. En France, si elles ne sont pas signées par une célébrité, les comédies sont peu acclamées par la critique, remportent rarement la palme, alors qu'elles sont aussi nécessaires que le reste, si ce n'est plus en ces temps de crise et de morosité, et les vacances ne changeront rien à l'affaire. Le cinquième film de Robelin a reçu un accueil enthousiaste du public en province, probablement des vieux qui ont forcément identifié leur préoccupation majeure, comment bien vieillir et passer au mieux nos dernières années, alors qu'à Paris il est passé quasiment inaperçu. Je n'avais pas autant entendu rire mes amis depuis la projection des Beaux gosses de Ryad Sattouf qui, loin d'être une grosse daube, a la même qualité d'étude de mœurs, là sur des adolescents pubères, ici sur des seniors en fin de vie. J'ignore quel regard les jeunes peuvent avoir sur ce film, mais je suis certain que, passé 50 ans, il est absolument salutaire, et comme l'âge n'a rien à voir avec la date de naissance, je le recommanderai donc à tous et à toutes !

Article du 23 juillet 2012

mercredi 3 avril 2024

Numéro spécial de TK-21 consacré à l'acousmatique


Le numéro 152 de la revue en ligne TK-21 consacré à la musique concrète/acousmatique/électroacoustique (gratuite, mais on peut la soutenir en y adhérant) me rappelle la défunte revue Musique en Jeu fondée en 1970 par Dominique Jameux. À la même époque on pouvait lire les Cahiers Recherche/Musique publiés par l'INA/GRM, ou les revues VH101 et L'Art Vivant dont certains numéros étaient axés sur les musiques contemporaines. J'ignore s'il existe un équivalent aujourd'hui, mais je crains que non. La presse musicale est dramatiquement sinistrée. Or ce récent numéro de TK-21 dont le propos est, comme chaque fois, souvent au travers des images, de réfléchir notre temps est d'une fabuleuse richesse. Et, comme si cela ne suffisait pas, une suite sur le même sujet est sérieusement envisagée. Sollicité moi-même par Martial Verdier pour y pondre un petit sujet, je me suis forcément inscrit en faux par rapport au terme "acousmatique" avec ma Chanson de geste. J'y aborde mon rapport aux machines en évoquant chronologiquement mon périple, agrémenté de l'écoute de First Step, First Tape composé en 1968, Bolet meuble improvisé à l'ARP 2600 en 1975 avec Francis Gorgé, et Power Symphony que j'avais enregistré en 2012 pour le Prix Pictet du temps où j'occupais le poste de directeur musical ds Soirées des Rencontres d'Arles.
J'ai donc commencé la lecture de ce superbe recueil en écoutant Brunhild Ferrari évoquer avec justesse l'œuvre protéiforme de son mari Luc Ferrari, illustrée par un film étonnant de 1962, Spontané IV, quatre improvisations sur schéma orchestral avec l'Ensemble EIMCP dirigé par Konstantin Simonovic et le compositeur. Ce n'est pas un hasard si je me sens des affinités avec lui, car évidemment nul son électronique dans cette pièce réalisée dans le cadre des expériences instrumentales du GRM dont il avait alors la charge. Un petit pas de côté, comme d'hab ! Dans le disque Opération Blow Up (1992) d'Un Drame Musical Instantané figure la collaboration de notre trio intitulée Comedia dell'Amore 224 où Luc est crédité "reportage et voix" tandis que je jouais du synthétiseur et en assumais le mixage.
Le texte de Denis Dufour revient aussi sur son trajet historique, le film d'Esteban Zúñiga Domínguez l'interrogeant sur "l'écriture acousmatique". Suit un entretien vidéo de l'incontournable Michel Chion avec un extrait de son Requiem. Atomes est une création numérique de Simon Girard sur une musique d'Alexandre Yterse. En continuant avec les entretiens de Frédéric Acquaviva ou du duo Kristoff K.Roll entrecoupé des pièces World is the Blues et Corazón Road, je me rends compte que je ne suis pas le seul à considérer l'acousmatique comme un instrument parmi d'autres. C'est une sacrée bande d'iconoclastes qui sont mis là en images !
Deux extraits de son Hörspiel Chasseurs illustrent les propos de l'artiste sonore Amandine Casadamont avec qui j'ai eu le plaisir de commettre plusieurs albums et concerts sous le nom de Harpon. Suivent les témoignages de Bérangère Maximin, Jean-Baptiste Favory, le film Abraxas de Bruno Roche sur une musique de Lionel Marchetti et le live-vidéo de Philippe Boisnard sur celle de Jean Voguet, la visite du magasin de disques Souffle Continu présentée par Théo Jarrier (c'est sur leur label que figure mon duo de 1974 Avant Toute avec Francis Gorgé), les textes La spirale compositionnelle et spirituelle de Karheinz Stockhausen et Musique acousmatique contre impérialisme de l'image de Denis Schmite... C'est copieux, je n'ai pas encore tout lu, ni tout écouté. Survolé évidemment pour en livrer un compte-rendu plus flou que je ne le souhaiterais, mais chaque position réclamerait débat ! Toute la revue est donc merveilleusement illustrée iconographiquement, mais aussi en sons et vidéos, ce numéro donnant fortement envie de se (re)plonger dans tous ceux qui l'ont précédé, et évidemment de s'y abonner.

mardi 2 avril 2024

La plume du dimanche


La musique de chambre jouit mieux de la proximité que les grandes salles exigeant une sorte de translation des émotions pour que l’échange avec l’auditoire puisse s’exercer véritablement. Le duo de cordes formé par la violoniste Fabiana Striffler et le violoncelliste Karsten Hochapfel ne s’encombre pas d’une réverbération qui noierait leur complicité dans une falsification spatiale magnifiant leur lyrisme ancestral. En effet, ou donc, sans effet superfétatoire, les deux Allemands s’inspirent de leur culture classique contemporaine pour composer treize merveilleuses miniatures dans l’air de notre temps. Oserais-je avancer également « de notre lieu », puisque Hochapfel s’est fixé à Bagnolet et que Fabiana oscille souvent entre Paris et Berlin. La Mitteleuropa n’est néanmoins jamais loin tant j’entends les réminiscences de Bartók, Stravinsky ou Schönberg au travers de leurs inventions où le crin frotte le métal ou que les doigts pincent en faisant résonner les corps de bois abritant les âmes énigmatiques. Et ils dansent. Oui ils dansent. Leur virtuosité n’a pas besoin de s’étaler ostensiblement pour nous entraîner dans des méandres où nos esprits vagabondent. Leur talent d’improvisateurs y est pour quelque chose. Elle et lui jouissent de cette extraordinaire liberté qui permet de prendre la tangente et de s’approprier la règle et l’exception avec humour ou sérieux. Nous aussi dansons d’un pied sur l’autre. Lorsque la musique finalement s’arrête nous prenons soudainement conscience que nous avons voyagé loin, très loin, sans nous en apercevoir. Les archets ont décoché leurs flèches, et touchant notre cœur ils réveillent nos désirs et font naître nos passions.



→ Fabiana Striffler & Karsten Hochapfel, La plume du dimanche, CD Wopela, sortie le 5 avril 2024

lundi 1 avril 2024

Portée


Les petits sont arrivés sur le fil comme une bande de hooligans. Françoise Romand a dégainé sa caméra. Mes commentaires l'agaçaient. Ne pouvais-je me taire ? La voix humaine, hors-champ, souligne pourtant la perspective. Comment échapper au cliché animalier YouTube ? Françoise a monté le morceau que Bernard Vitet et moi avions enregistré à l'été 1976, au tout début de notre collaboration qui allait durer trente-deux ans [plus quelques années de simple amitié]. Celle avec Françoise date de bientôt dix [quinze au bout du conte]. Le violon, la contrebasse à tension variable et l'orgue à bouche se mélangeant aux piaillements et aux bruits d'ailes, l'évocation commune de la portée est devenue une réalité langagière bien que ce Poison soit paradoxalement une musique non écrite. Tout le monde fait semblant, les oiseaux, nous, Françoise, les spectateurs. Envie d'y croire. L'anthropomorphisme fait le succès des plans-séquences qui inondent la Toile. Retour à l'envoyeur. Les oiseaux ont donné corps à notre dialogue ornithologique. Clip.



Article du 28 mai 2012

vendredi 29 mars 2024

Fulgurance d'Elio Petri


J'ai commencé ce marathon en découvrant L'Assassin (L'Assassino) que Carlotta [a ressorti] au cinéma. J'avais déjà chroniqué ici Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, aussi L'assassin m'a-t-il donné envie d'approfondir ma connaissance d'Elio Petri, cinéaste majeur injustement oublié et mésestimé. Provocateur, jusquauboutiste, éminemment politique, communiste ayant quitté le Parti en 1956 après l'écrasement de l'Insurrection de Budapest, Petri ose transposer ses colères en art cinématographique avec une maîtrise de la direction d'acteurs, de l'image, du montage... En un mot, il cinema !

Les Jours comptés (I Giorni contati) sont ceux, hypothétiques, restant à vivre au personnage joué par Salvo Randone qui rappelle le père du réalisateur, ouvrier dont la conscience de classe marquera toute son œuvre. La mort qui hante ce film de 1962 n'a pas la force de l'aliénation qui règne en maître sur le monde des vivants. La révolte est déjà là, annonçant les mouvements de la fin des années 60. C'est néanmoins certainement le plus tendre de toute la filmographie et le plus documentaire. Au travers de multiples rencontres l'ouvrier plombier cherche un sens à sa vie, même s'il retourne finalement à son travail.

La science-fiction de La 10e victime (La Decima vittima) anticipe la télé-réalité avec un humour ravageur. Dans ce genre difficile, le film de 1965 avec Marcello Mastroianni et Ursula Andress n'a pas pris une ride. Étonnamment, contrairement à de nombreux films où le design des années 60 a laissé son empreinte, il n'est ni daté ni ringard. La beauté des cadrages et la virtuosité du montage y sont pour beaucoup.


À chacun son dû (A ciascuno il suo) est un portrait de la Sicile de 1967 sous la forme d'un thriller cynique. Un naïf professeur découvre le crime et la corruption qui tiennent toute la région sous leur coupe. En soignant les détails, Petri laisse entrevoir les mœurs implicites du pays.

Sa liberté d'invention explose dans Un coin tranquille à la campagne (Un Tranquillo posto di campagna), film expérimental de 1969. La paranoïa du peintre est accompagnée par un groupe de musique improvisée dirigé par Ennio Morricone qui collaborera ensuite à tous ses films. Le coach de Franco Nero, alors en couple sur l'écran comme à la ville avec Vanessa Redgrave, n'est autre qu'un jeune peintre du nom de Jim Dine ! C'est le monde de l'art qui est cette fois mis à l'index.

Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon est le seul film véritablement connu de cet auteur dont Tonino Guerra cosigna quelques films majeurs. Premier film italien à mettre en cause la police, il subit les attaques de la Démocratie Chrétienne au pouvoir.

La classe ouvrière va au paradis de 1971, également avec Gian Maria Volontè, mériterait d'être projeté à la télé aujourd'hui, histoire d'y mettre un peu de réalité, maintenant qu'elle ne transmet plus que des illusions. Comme le précédent qui a recueilli un Oscar à Holywood et le Prix spécial du Jury à Cannes, celui-ci reçoit la Palme d'or, mais le film ne plaît évidemment pas aux syndicats dont Petri montre la collusion avec le pouvoir, du moins leur frilosité à revendiquer efficacement la fin de l'aliénation. L'exploitation et la pression subies par les héros de Petri les pousse régulièrement à la folie ou à la mort.


Le suivant est un échec encore plus cuisant. On a du mal aujourd'hui à saisir comment la presse a pu passer à côté, mais le réalisateur dérange. L'Italie semble avoir souhaité effacer son œuvre de l'Histoire du cinéma. La haine de l'argent est remarquablement décrite dans La Propriété, c'est plus le vol (La Proprietà non è più un furto) de 1973. Jamais Elio Petri n'aura été si caustique. Il a l'humour de Mocky, la fantaisie de Fellini, la modernité d'Antonioni, la critique de Pasolini, la colère de Rosi, la folie de Ferreri… Ce mariage de la politique, de la beauté plastique et de l'humour se retrouve peut-être aujourd'hui chez Paolo Sorrentino [...].

Un cran encore au-dessus dans le délire, Todo modo, troisième adaptation de Petri d'un roman de Leonardo Sciascia, est une charge terrible contre la Démocratie Chrétienne qui s'entredéchirait en Italie. Aldo Moro en fera les frais l'année suivante, et l'on ne pardonnera pas à Petri de l'avoir annoncée, d'autant qu'aux côtés de Mastroianni le jeu hallucinant de Gian Maria Volontè rappelle explicitement Moro. Buñuelien et prophétique, ce film de 1977 qui tient de L'ange exterminateur et des Dix petits nègres prit le pays à rebrousse-poil et restera totalement incompris. Comme souvent dans ses films, Petri fait rimer le pouvoir avec les rites du sadomasochisme, qui n'est pas sans rappeler ceux du Christianisme !

Deux ans plus tard, son dernier film, Le Buone notizie (Les bonnes nouvelles), est une comédie grotesque dont les personnages jouent la libération sexuelle alors que la société, violente et archimédiatisée, les inhibent jusqu'à les rendre fous. Les mots ne veulent plus rien dire. Seule la mort a raison de l'absurde. La présence d'Angela Molina et les attentats à répétition rappellent irrémédiablement Cet obscur objet du désir, le dernier film... de Luis Buñuel.

Pour terminer ce rapide survol, il existe un documentaire réalisé en 2005 par Federico Bacci, Nicola Guarneri et Stefano Leone qui apporte quelques informations. Si la plupart des films comportent des sous-titres anglais, je n'ai hélas pas trouvé de copie sous-titrée de Il Maestro di Vigevano (Le professeur de Vigevano), ni pu voir d'autres courts métrages que Tre ipotesi sulla morte di Pinelli (Trois hypothèses sur la mort de Pinelli), ni son adaptation pour la télévision des Mains sales de Sartre, titre qui résume très bien la cible qu'a visée toute sa vie Elio Petri, mort à 53 ans d'un cancer, conséquence probable de son désespoir devant la schizophrénie contemporaine évoquée par Jean Antoine Gili, spécialiste du cinéma italien.

L'assassin d'Elio Petri


1961. On savait faire du cinéma. Entendre que les réalisateurs utilisaient encore les ressources de la lumière, du décor, du montage, autrement que pour rendre fluide la narration, sans la formater dans une pseudo réalité qui va du réalisme le plus plat aux effets spéciaux les plus bluffants. L'élégance des flashbacks contrastent avec les gros sabots employés aujourd'hui dans la majorité des productions. La musique n'appuyait pas forcément les émotions de façon redondante, des fois que l'on ne comprenne pas dans quelle ambiance on se trouve. Il existe encore de vieux dinosaures pour défendre ce cinéma de l'intelligence et quelques jeunots et jeunettes se battent heureusement pour que perdure le septième art laminé par l'industrie du divertissement. [...]


L'assassin est un guet-apens psychologique dans lequel tombe un bel antiquaire cynique, attiré par le luxe et l'argent, à la fois coincé par la bureaucratie kafkaïenne et le pouvoir policier de l'époque, et par son propre sentiment de culpabilité. Le séducteur est accusé du meurtre de sa "vieille" maîtresse, remarquablement interprétés par Marcello Mastroianni et Micheline Presle. Mais c'est l'Italie d'alors qui est sur la sellette. L'humour n'exclue pas le travail documentaire ni la beauté plastique de l'architecture la critique politique. Le film se hisse facilement à la hauteur des chefs d'œuvre d'Antonioni et des meilleurs de la nouvelle vague, avec en plus un sens aigu de la lutte des classes.

Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon


Le film d'Elio Petri m'avait marqué à sa sortie en 1970, mais je n'en gardais aucun souvenir si ce n'est la figure de Gian Maria Volontè, un acteur politiquement engagé à une époque où le cinéma italien était particulièrement productif. Le scénario ne réserve aucune surprise puisque tout est posé dès la première scène, un crime gratuit qui vaudrait démonstration à son auteur, chef de la brigade criminelle promis au poste de directeur de la section politique qui considère droits communs et révolutionnaires de la même engeance. Son crime tendrait à prouver que personne n'aura l'audace de le démasquer même après avoir laissé sciemment une multitude d'indices qui l'accusent formellement. Sa fonction sociale serait au-dessus des lois et sa hiérarchie n'aurait aucun intérêt à le voir condamné alors que l'Italie traverse une période troublée par une recrudescence d'attentats. Le pouvoir peut mener à tous les abus comme à la folie. L'Histoire en fit souvent la démonstration. Le sado-masochisme du commissaire serait une soupape de sécurité à son omnipotence si elle ne se bloquait, le pouvoir ne guérissant pas l'impuissance. C'est sur ce terrain que sa maîtresse le blesse, l'acculant à passer à l'acte. Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon révèle la mécanique fascisante de l'État lorsqu'il se croit au-dessus des lois, comme nos "démocraties" avec des chefs d'état dont les décisions et les largesses arrogantes n'ont d'égal que leur sentiment d'impunité.


[...] Édition DVD quasi définitive, copie remasterisée et bonus exceptionnels dont un entretien passionnant avec Ennio Morricone qui raconte dans le détail comment il a composé la musique sans ne voir aucune image, des témoignages de première main et un long documentaire sur le réalisateur.

Articles des 15 et 26 juin 2012, et 28 juin 2010

jeudi 28 mars 2024

Louise Jallu joue


Tous les trois ans la bandonéoniste Louise Jallu fait un pas de géant. En 2018 elle avait vingt-quatre ans et j'avais salué son premier disque, Francesita comme j'avais été impressionné par son passage sur scène. Son interprétation de Piazzolla 2021 entérinait le fait que la virtuosité peut être au service de l'émotion avec une voix résolument personnelle. Même si toujours tango, le troisième album révèle une compositrice s'affranchissant du genre sans le renier pour autant. Les arrangements cosignés avec le compositeur Bernard Cavanna y sont évidemment pour beaucoup. Les musiciens qui l'accompagnent participent à cette orchestration inventive. On retrouve ainsi le violoniste Mathias Lévy, le pianiste et claviériste Grégoire Letouvet, le contrebassiste Alexandre Perrot, auxquels se joignent Karsten Hochapfel à la guitare électrique et Ariel Tessier à la batterie. Les références à la musique classique offrent une liberté incroyable à Louise Jallu qui embrasse Robert Schumann, Alban Berg, Arnold Schönberg, Maurice Ravel, Claude Debussy, comme les violonistes Fritz Kreisler et Gaetano Pugnani. Sur Toi qui as besoin d'eau, d'après Les sabots d'Hélène, chanté par Cali avec sa fille Coco-Grace Caliciuri au violoncelle, je suis particulièrement sensible à la voix de Georges Brassens qui raconte comment "le monde dans lequel on est ne [lui] convenant pas tout à fait, [il se] crée un monde parallèle dans lequel [il fait] à peu près ce qu'[il veut]..." Je crois m'entendre, comme j'apprécie toujours les ambiances naturalistes de Gino Favotti qui resituent la musique dans un univers à la fois quotidien et fictionnel. On retrouve d'ailleurs les sirènes du premier disque sans savoir si c'est une métaphore, un souvenir ou une annonce. Mais c'est fondamentalement dans la composition que se révèle la beauté de ce troisième opus discographique, un arc-en-ciel flamboyant qui donne envie de le remettre sur la platine aussitôt terminé.

→ Louise Jallu, Jeu, CD Klarthe, 15€
Podcast du Studio 104 de la Maison de la Radio & de la Musique, dans le cadre des concerts Jazz sur le vif d'Arnaud Merlin, le 9 mars dernier
→ Concert de sortie du disque le 6 juin au Bal Blomet

mercredi 27 mars 2024

Le problème a plus de trois corps


La première question est réglée, je n'ai pas lu Le Problème à trois corps, le roman à succès de Liu Cixin. Des amis que j'interroge l'ont adoré. Par contre, je suis écartelé entre la série Netflix et la bande dessinée supervisée par l'auteur. La première est produite par David Benioff et D. B. Weiss à qui l'on doit Game of Thrones, et Alexander Woo qui avait travaillé entre autres sur True Blood. J'aurais aimer jeter un œil à la précédente adaptation en série d'une équipe chinoise, trente épisodes dirigés par Yáng Lěi et Vincent Yang, mais elle semble inaccessible. Du côté américain sont prévues trois saisons, et le premier tome de la bande dessinée sera suivi par quatre autres.


Si les deux récits peuvent paraître éloignés l'un de l'autre, c'est le mérite des adaptations personnalisées, l'impression générale est la même. L'approche est laborieuse, le scénario plutôt rébarbatif. Caché sous une narration alambiquée, des personnages aux émotions individualisées tels que les films catastrophe hollywoodiens ont l'habitude de les présenter, cela peut se résumer simplement à la guerre des mondes ou à celle des étoiles. Le seul élément un peu original réside dans la secte mystique des traitres à l'humanité qui pense que les aliens seront forcément meilleurs qu'eux, voire aptes à régler le chaos qui règne sur notre planète. Agrémenté d'un graphisme seyant, la bande dessinée diffuse un parfum ésotérique qui disparaît au gré des épisodes de la première saison télévisée. J'avais commencé par le roman graphique, je pense y revenir après avoir regardé la série, même si je m'y perds.
Quitte à me coltiner une série je préfère le très réussi D'argent et de sang de Xavier Giannoli sur l'arnaque à la taxe carbone avec Vincent Lindon, Tout va bien qui n'a rien de sinistre, bien au contraire, malgré le sujet, le satirique The Regime dirigé par Stephen Frears caricaturant Ceauşescu, Ioulia Tymochenko et Poutine avec Kate Winslet, Matthias Schoenaerts et Guillaume Gallienne, ou encore Tokyo Vice qui explique comment fonctionne la société japonaise au travers d'une histoire de yakuzas, la fantaisie brutale de The Gentlemen de Guy Ritchie, la critique du racisme social anti-anglais en Australie dans Ten Pound Poms, ou Shōgun qui a le mérite de faire parler les comédiens dans les langues idoines. J'évoque évidemment les plus récentes, du moins celles dont je me souviens là, avant de prendre le train pour Nantes !

mardi 26 mars 2024

Sarajevo Suite : disparition d'Abdulah Sidran


Le poète bosniaque Abdulah Sidran est mort samedi dernier à l'âge de 79 ans.
Après les films que j'avais réalisés à Sarajevo pendant le Siège en 1993 dans le cadre de Sarajevo: a street under siege, dont Le sniper, j'avais commis deux ans plus tard avec Corinne Léonet un disque non-benefit au profit de la reconstruction de la Bibliothèque de la ville martyre. L'un comme l'autre avaient eu un succès considérable. Pour unifier les pièces du CD Sarajevo Suite auxquelles participèrent les musiciens Lindsay Cooper, Henri Texier, Dee Dee Bridgewater, le Quatuor Balanescu, Willem Breuker, Louis Sclavis, Pierre Charial, Mike et Kate Westbrook, Linda Sharrock, Wolfgang Puschnig, Un Drame Musical Instantané, Phil Minton, Bruno Chevillon, Chris Biscoe, Noël Akchoté, Sébastien Texier, Bojan Z, Tony Rabeson, Thomas Bloch, Gérard Siracusa, Michèle Buirette, Bernard Vitet et moi-même, Dean Brodrick, Brian Abrahams, Carol Robinson, Michel Godard, Emil Krsitof, Lorre Lynn Trytten, Richard Hayon, j'avais choisi les poèmes d'Abdulah Sidran comme fil conducteur. Il y dit d'ailleurs lui-même Slijepac Pjeva Svome Gradu quand ce ne sont pas Jane Birkin, Bulle Ogier ou André Dussollier qui s'y collent merveilleusement. Sur scène Claude Piéplu assumait leurs rôles à tous les trois !
Avant la guerre, le poète avait été le scénariste d'Emir Kusturica pour Te souviens-tu de Dolly Bell ? et Papa est en voyage d'affaires. Il avait ensuite coécrit celui du film Le Cercle parfait d'Ademir Kenović pour lequel Bernard Vitet et moi avions écrit la musique, mais qui fut remplacée brutalement par un jeu de pouvoir financier qui avait disparu pendant le Siège, période paradoxale où les habitants ne parlaient que philosophie et poésie. J'y avais rencontré ce qu'il y avait de plus terrible et de plus beau dans l'humanité. Abdulah a rejoint Corinne, Lindsay, Willem, Linda, Claude, Bernard et tant d'autres.

The Peacock, hommage à Zoltán Kodály


Ce n'est pas facile pour des Hongrois de rendre hommage à l'un de leurs plus célèbres compositeurs en alternant certaines de ses œuvres chorales et des pièces originales composées par des membres du big band de jazz dirigé par Kornél Fekete-Kovács, le Modern Art Orchestra, surtout lorsqu'on sait que leur héros national, Zoltán Kodály, n'appréciait pas vraiment le jazz ! Une vingtaine de musiciens donc, dont le trompettiste Gábor Subicz, les saxophonistes-flûtistes János Ávéd et Kristóf Bacsó, le tromboniste Gábor Cseke et le chef et trompettiste lui-même ont composé des pièces qui répondent à un grand chœur de près de cinquante interprètes, le Kodály Choir dirigé par Zoltán Kocsis-Holper. Ajoutez les voix de Kriszta Pocsai et Milán Szakonyi et vous aurez une vision de cet ensemble qui danse sur des œufs peints. Ce n'est pas facile parce que Zoltán Kodály est une figure de proue de l’ethnomusicologie et de l’éducation musicale hongroises. Il a donc fallu autant de courage que d'humilité pour alterner les pièces chorales du compositeur de Háry János et des instrumentaux d'un jazz plutôt classique. S'il s'agit souvent d'alterner les deux, les instrumentistes et les chanteurs se retrouvent de temps en temps, le chœur élargissant l'espace orchestral par ses harmonies célestes. On sent pourtant bien qu'il y a deux temps, deux époques, deux quartiers, deux manières d'envisager la musique, même si l'alternance fonctionne très bien. C'est d'ailleurs de plus en plus courant, à l'instar des merveilleux programmes de Patkop, la violoniste Patricia Kopatchinskaïa. Pour des publics non œcuméniques, cela tient de l'initiation, rôle pédagogique qu'endossent quelques musiciens qui n'ont aucune frontière. La démarche ne peut que me plaire.

→ Modern Art Orchestra & Kodály Choir, The Peacock - Tribute to Zoltán Kodály, 2CD BMC, dist. Socadisc

lundi 25 mars 2024

Unknown Winter pour guitare, sax ténor et trompette


Le nouveau disque composé par Hasse Poulsen porte aussi les noms du sax ténor Fredrik Lundin, un autre Danois, et du trompettiste polonais Tomasz Dąbrowski. Cet Unknown Winter est un pont entre les pièces libres du guitariste et ses chansons. Pas de voix ici, mais la guitare classique, ou éventuellement une guitare-mandole à l'archet, confèrent au trio une sonorité de musique de chambre. On oscille entre l'apaisement souvent et parfois l'énervement, pas les nôtres, mais de la musique. Retenue, faite de solos, duos, trios, toujours ensemble, elle plane au-dessus de vastes plaines enneigées, réchauffée par un feu apprivoisé. Comme un citron givré. qui fait chaud au cœur parce qu'il rappelle de vieilles histoires. Ou bien un choral instrumental moderne.

→ Hasse Poulsen - Fredrik Lundin – Tomasz Dąbrowski, Unknown Winter, CD BMC enregistré à Budapest, dist. Socadisc