70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 4 juillet 2013

Bernard Vitet ne souffle plus


Bernard Vitet était mon père, pendant 32 ans j'avais été sa mère. Cette double métaphore illustre les liens qui nous unissaient. Nous avions 23 ans Francis Gorgé et moi lorsque nous avons rencontré Bernard et fondé Un Drame Musical Instantané en 1976. Comme à tant de musiciens avant nous et après nous il nous apprit les ficelles du métier. Je ne dis pas ficelle pour éviter le mot corde car il n'était pas superstitieux, mais les siennes, énormes, dénouaient les mauvaises habitudes en cherchant systématiquement la contradiction. Il n'avait qu'une chance sur deux de se tromper en inventant des évidences que personne n'eut pu imaginer. Soufflant dans sa trompette comme il parlait, en soignant le silences aussi bien que les notes : un velours mat glissait dans l'estomac comme son café-calva et remontait telle une flèche décochée depuis le diaphragme. Non, ça venait de la nuque, "comme si on recrachait un brin de tabac collé sur les lèvres". Le vin rouge, le tabac brun et les pétards l'auront tout de même conservé jusqu'à l'âge de 79 ans, un record si l'on songe à sa vie, réglée comme du papier à musique, mais quelle drôle de composition ! Elle pouvait souvent sembler avancer en dépit du bon sens. Cela ne le gênait pas. Il adorait les paradoxes, les contrepèteries et les équations expérimentales. De ce côté il n'avait pas son pareil, excité par toute nouvelle expérience tout en cultivant une nostalgie empreinte d'une culture générale qui nous surprenait toujours. Sa présence à un repas faisait monter d'un cran le niveau intellectuel de toute la tablée. Fin latiniste, amateur de littérature, compositeur féru de Bach, Schönberg, Monk et Guillaume de Machaut, on sait l'importance que Miles Davis exerça sur ses jeunes années. Son incroyable biographie en dit long sur son éclectisme qui n'eut d'égal que son intégrité musicale. À partir de notre rencontre il consacra ses activités essentiellement à notre collaboration au sein d'Un Drame Musical Instantané pour lequel nous avons cosigné plusieurs centaines d'œuvres ! Avec dix-huit ans d'écart, j'écris qu'il était mon père au su de tout ce qu'il m'apporta, sur la composition, l'improvisation, la philosophie, l'art de ne jamais prendre pour argent comptant les us et coutumes. Son sens de l'organisation légendaire, c'est un euphémisme, m'obligeait à emporter en double ses partitions, à lui rappeler quatre fois le moindre rendez-vous sans n'être jamais certain qu'il l'avait enregistré. Je l'ai materné toutes ces années, car il se souciait peu de l'intendance ! Par contre il prenait extrêmement soin de son apparence, vestimentaire ou pelliculaire. Les derniers jours il était devenu un beau vieillard, hélas trop amaigri pour lutter contre son insuffisance respiratoire et les médicaments qui l'affaiblissaient d'autre part. Je n'ai pas fini de l'évoquer dans cette colonne. Sa perte est immense, pour moi, mais surtout pour le monde de la musique pour lequel il n'avait d'ailleurs qu'un intérêt mitigé. Seule la musique, les arts, la politique et l'amitié avaient grâce à ses yeux. Ils se sont fermés. Il ne soufflera plus. Heureusement les traces sont audibles et il continuera à vivre dans nos oreilles et dans nos cœurs.

Come Back, South Africa


Pas facile d'écrire mon article sur la seconde soirée des Rencontres d'Arles le jour de la mort de mon camarade Bernard Vitet. Il avait accompagné une soirée mémorable de non-remise des prix l'année de la grande grève des intermittents, nous avions joué trois heures et demie avec le violoncelliste Didier Petit et le percussionniste Éric Échampard. En 1995 nous avions fait une tournée en Afrique du Sud pour commémorer le centenaire du cinématographe avec l'accordéoniste Michèle Buirette et Les vampires de Louis Feuillade. Nous ne pouvions le détacher des manchots du Cap qu'il n'eut de cesse d'approcher avec la patience qui le caractérisait. Deux ans plus tôt j'avais filmé Idir-Johnny Clegg a capella au moment de l'assassinat de Chris Hani et commencé à comprendre que mes préjugés sur ce pays étaient systématiquement contrariés par la réalité quotidienne. Je n'avais jusque là comme référence que l'incontournable film de Lionel Rogosin, Come Back Africa, dont je possède toujours une copie 16mm. Fiction tournée clandestinement dans les townships, c'est un témoignage unique sur l'apartheid.


La seconde partie de la Soirée des Rencontres au Théâtre antique me renvoie à ces voyages sur l'hémisphère sud. Elle présentait le regard le plus récent de douze photographes, six Français et six Sud-Africains, sur le paysage social de ce pays où en définitive peu de choses ont changé depuis la fin de l'apartheid. Les noirs sont toujours les pauvres, même si une moyenne bourgeoisie a fait une timide apparition, et le pays est toujours dirigé par l'argent des blancs. Le passionnant témoignage de la photographe Zanale Muholi (photo en haut d'article) montrait que la ségrégation est restée vivace, entre noirs et blancs (couleur du thème de cette année !) comme entre hommes et femmes, alors que dire des genres ? Ses images n'ont rien de pittoresque, les traditions sont ancrées dans le paysage. Pour cette Transition, titre du projet auquel ont participé Pieter Hugo, Santu Mofokeng, Zanele Muholi, Cedric Nunn, Jo Ractliffe, Thabiso Sekgala, et du côté français, Philippe Chancel, Thibaut Cuisset, Raphaël Dallaporta, Patrick Tourneboeuf, Alain Willaume ainsi que le belge Harry Gruyaert, partagés entre le souvenir et l'oubli, nous avons traversé les mines et les guerres, la violence et la beauté, l'amertume et l'espoir. Cette passionnante plongée, sorte de survol à ras de terre sud-africaine projetant la diversité des regards et la dureté d'une société qui paye lourd son passé, était accompagnée par les baguettes du batteur Edward Perraud qui fit des prouesses de brodeur pour renvoyer la balle aux douze orateurs. Encore une fois la musique transforma l'exposé en spectacle en réponse aux projections de l'équipe de Coïncidence composée des réalisateurs Olivier Koechlin, François Girard dit Gila et Valéry Faidherbe. Edward s'appuyait sur le débit des voix, transformait ses sons électroniquement pour faire vibrer le sous-sol, jonglait pour rythmer les vues d'un pays dont la tradition musicale est essentiellement vocale. Cette fantastique épopée était précédée d'une excellente cuvée des lauréats du Prix Leica Oskar Barnack accompagnée entre autres par des enregistrements de Laurent Rochelle choisis par François Tisseyre.