J'adorais son timbre de baryton Martin. Une voix chaude et veloutée, attentive et répondante. Même après avoir travaillé ensemble toute la journée, nous pouvions passer plus de trois heures le soir au téléphone à réfléchir à ce que nous avions enregistré ou à refaire le monde. L'un et l'autre étaient indissociables. Nous appelions nos échanges "philosophie de bistro". Les forfaits téléphoniques n'existaient pas, les portables non plus. Au bout du fil Bernard Vitet pouvait corriger mes textes à leur simple écoute. Lui qui n'écrivait jamais enregistrait tout dans sa tête et sa précision critique est restée jusqu'au bout redoutable. Son jeu de trompette ressemblait à sa manière "pausée" de parler, son grave du bugle, de préférence devant un SM58 pour éviter toute brillance. Il ne s'interdisait pas pour autant les éclats, pour défendre un animal, pour nous surprendre par un éclair zébré et métallique, pour rire. Chaque mot que je frappe me rappelle une situation. Nous en avons tant vécues depuis ce jour de 1976 où, à l'autre bout de la scène sur laquelle nous avions joint Opération Rhino pour soutenir la clinique antipsychiatrique de La Borde, il jouait de la percussion avec des bouteilles de bière vides jusqu'à les faire exploser. Les autres musiciens s'écartaient anxieusement du verre brisé qui l'entourait, comme un cercle de feu qui le protégeait d'un désespoir amoureux. Il avait été séduit par les sons inouïs de mon ARP 2600. Pendant trois jours nous avons parlé, parlé. Nous ne nous sommes plus quittés. Trente-six ans d'amitié.


Sa voix était du miel (ci-dessus la maquette inédite d'une chanson composée ensemble écoutable avec FireFox ; iPadistes, utilisez l'appli Puffin pour lire du Flash!). Son sens du paradoxe l'incitait à penser que le miel traversait le verre puisque les pots étaient toujours poisseux. Sa voix traversait toutes les matières, mais aucune n'était poisseuse. Nous avons accumulé les succès, succès de fabrique, succès de camaraderie, succès d'estime aussi comme il appelait cela en opposition au succès populaire. Lorsque Francis Gorgé a quitté Un Drame Musical Instantané en 1992, nous avons imaginé prendre une année sabbatique pour faire seulement ce qui nous plaisait, et de ce jour nous n'avons jamais tant travaillé, parce que tous deux avions choisi alors de faire des chansons. Après des années à improviser, à composer pour des orchestres, du nôtre au symphonique, à monter des spectacles gigantesques, nous avions besoin de retrouver nos voix, celles de notre enfance, espérant naïvement renouveler la chanson française. Nous avons tant rêvé ensemble.

Francis a mis en ligne L'invitation au voyage par Charles Panzera pour célébrer sa cruelle disparition. On ne pouvait trouver mieux. Cette mélodie de Duparc sur le texte de Baudelaire l'accompagna toute sa vie. Il l'a chantée la première fois avec Francis à la guitare pour accompagner La chute de la Maison Usher de Jean Epstein en 1980. Nous l'avons enregistrée plus tard dans le cadre du grand orchestre du Drame. Il en fit une nouvelle version avec Hélène Sage au piano. Son texte dessine la triste actualité dont il est le héros. Dominique Meens a écrit un beau texte à la suite de celui de Francis. Comme Jean Rochard sur son Glob, Francis Marmande dans Le Monde, et les dizaines de témoignages reçus par mail, téléphone, FaceBook, etc.

La photo est l'une des dernières où il allait encore bien, peut-être sa dernière sortie vraiment libre. Scotch se laisse câliner par notre ami, l'ami des bêtes. Nous avions organisé un dîner avec Benoît Delbecq. Bernard avait enfourché sa Harley, mais elle lui était devenue lourde. Les trois années qui suivirent furent pénibles, entrecoupées de séjour fréquents à l'hôpital pour des problèmes respiratoires qui ne l'empêchaient pas de continuer à cloper. Nous avons appris que deux jours avant de rendre son dernier souffle il fumait un pétard en cachette dans le jardin de l'hosto, comme un gamin. Nous reconnaissions l'état de sa santé au timbre de sa voix. Dans les mauvais moments elle devenait blanche, aphone. Un vrai thermomètre. Lorsqu'il retrouvait son grave nous savions qu'il était tiré d'affaire. Momentanément. C'est elle que j'entends dans mon sommeil, qui me réveille au milieu de la nuit et qui me pousse à écrire ce matin tandis que le jour se lève.
Je vais remonter à Paris. Ses obsèques auront probablement lieu vendredi après-midi au Père Lachaise... Je ne manquerai pas de donner ici les précisions dès que la cérémonie sera fixée.

(bas), tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.