Entre deux trains anodins, Vincent Segal m'appelle d'une gare comme il le fait souvent, globe-trotter infatigable, son violoncelle sur l'épaule et sa faconde concurrençant son sourire. Il me conseille vivement la lecture du dernier livre de l'historien israélien Shlomo Sand dont l'épais Comment le peuple juif fut inventé m'avait passionné. Comme je lui dis qu'il prêche un convaincu, mon ami insiste sur la clarté de l'ouvrage, précisant que c'est un petit fascicule qui se lit d'une traite.
Shlomo Sand explique d'emblée qu'il n'écrit pas pour les antisémites qu'il considère incultes ou atteints d'un mal incurable. Quant aux racistes plus érudits, il sait ne pouvoir les convaincre. Il écrit donc pour tous ceux qui s'interrogent sur les origines et les métamorphoses de l'identité juive, sur les formes modernes de sa présence et sur les répercussions politiques induites par ses diverses définitions.
Je retrouve toutes les questions qui animèrent mon enfance et mon adolescence. Comme l'énonçait Jean-Paul Sartre c'est l'antisémite qui crée le juif laïc. Je n'échappai pas à la paranoïa dès lors que ce qui était arrivé à mon grand-père, envoyé à Drancy et Auschwitz, gazé à Buchenwald, était susceptible de se reproduire à l'égard du gamin de cinq ans qui tentait de comprendre pourquoi lui… Cette attitude me quitta doucement avec l'apparition d'autres formes d'assimilations identitaires liées à ma prise de conscience de la lutte des classes ou aux mouvements de la paix. Ainsi dès 1967 je fus choqué par la politique d'Israël et dus rappeler mes origines pour pouvoir critiquer cet état colonial antidémocratique sans que quiconque puisse me traiter d'antisémite.
Heinrich Heine ne pouvait avoir la nationalité allemande ou le père de Sand être polonais, parce qu'ils étaient juifs. Quid du palestinien qui doit porter "arabe" sur sa carte d'identité ? Comment le vivrions-nous en France si l'on nous imposait ces caractéristiques identitaires antirépublicaines ? J'ai déjà beaucoup écrit sur le colonialisme que les mensonges ont camouflé toute mon enfance. S'appuyant sur la mauvaise conscience de l'occident, la caution que la diaspora apporte à la politique israélienne est dangereuse et criminelle.
Shlomo Sand reprend la genèse de l'histoire des juifs pour comprendre l'incroyable storytelling qui a créé une identité fictive de toutes pièces à travers les siècles. Il ne confond pas race hypothétique et religion, encore moins cette suicidaire collusion avec l'État. Il analyse clairement les processus qui nous ont amenés là et dont le christianisme paulinien est souvent à l'origine, branche concurrente du judaïsme rabbinique. Il rappelle aussi que les musulmans appelaient les juifs "gens du Livre" dans le Coran quand les chrétiens manifestaient leur impossibilité à accepter un autre monothéisme…
Si Shlomo Sand critique La liste Schindler de Steven Spielberg ou certains aspects de Nuit et brouillard d'Alain Resnais, il attaque violemment le film Shoah de Claude Lanzmann, directement soutenu par le gouvernement israélien, qui montre les paysans polonais, incultes et miséreux, semblant aussi coupables que les nazis allemands cultivés, alors qu'il y eut deux millions et demi de juifs polonais, mais autant de catholiques polonais déportés dans les camps d'extermination. Il n'y est évoqué que les six millions de juifs, mais pas le total de onze millions de victimes de cette industrie de la mort : tziganes, résistants et opposants, communistes et socialistes, témoins de Jéhovah, intellectuels polonais, commissaires et officiers soviétiques, homosexuels… Et neuf heures de film sans que ne soit mentionné un seul train provenant de France, la mémoire de l'Europe des Lumières s'en tire bien et l'exclusivité du génocide est bien défendue !
Mon compte-rendu est maladroit. Je voudrais citer les 138 pages de ce petit livre, admirable démonstration de ce professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Tel Aviv qui fait écho aux films d'Eyal Sivan ou de Simone Bitton, des Israéliens qui ne veulent pas renoncer face à l'injustice et à l'absurde.
La judéité est une religion. Israël est un état. Le juif laïc se réfère à une tradition qui n'existe plus, à des réflexes qui n'ont plus lieu d'être. L'israélien Shlomo Sand assume ainsi courageusement : supportant mal que les lois israéliennes m'imposent l'appartenance à une ethnie fictive, supportant encore plus mal d'apparaître auprès du reste du monde comme membre d'un club d'élus, je souhaite démissionner et cesser de me considérer comme juif. Indispensable. (Ed. Flammarion, Café Voltaire)