Gérard Terronès m'ayant signalé un article de Jazz Magazine sur la mort de Bernard Vitet j'ai pédalé jusqu'au marchand de journaux pour acheter le numéro de septembre. Philippe Carles y évoque Un autre virtuose en le comparant à Miles Davis, son modèle, et Chet Baker avec qui il joua six mois à deux trompettes, certains affirmant que Chet modifia son style après cette collaboration. Les trois quarts de l'article font référence au premier quart de la carrière de mon camarade, chacun contant l'histoire selon la sienne propre, et Carles relate son siècle avec toujours autant de classe que de sincérité.

Comme j'ai plusieurs fois attaqué cette revue pour sa préférence à enfoncer les portes ouvertes par l'armée américaine plutôt qu'à défendre la jeune génération des artistes hexagonaux, je me suis plongé dans sa lecture studieuse et constaté qu'en effet les 10 pages consacrées aux Français font difficilement le poids contre les 60 des anglo-saxons. N'ayant pas tenu compte de la publicité je n'en ai pas moins fait le rapport avec le contenu rédactionnel, mais aucune publication ne peut résister aux pressions de ses annonceurs, d'où l'importance des médias qui s'en passent comme Médiapart, ou dans le secteur abordé aujourd'hui Le Journal des Allumés du Jazz.

Le dossier sur John Zorn qui fait la couverture et occupe à lui seul 32 pages est particulièrement bien fait. On sait la difficulté à convaincre le New Yorkais à se livrer en interview. Contournant l'obstacle, David Cristol interroge le guitariste Marc Ribot et quelques autres musiciens, tandis que Stéphane Ollivier recueille le témoignage du producteur Jean Rochard, l'un des premiers à avoir mis le pied à l'étrier au compositeur-saxophoniste ; il demande aussi au jeune Antonin-Tri Hoang de commenter le jeu du souffleur sur quatre disques choisis. Pascal Rozat qui supervise l'ensemble, secondé par ces deux-là plus Lionel Eskenazi, classe l'œuvre en dix sections regroupant les albums majeurs de l'imposante discographie : Impro (pas si) libre / Zornifications / Cinéma à la carte / Naked City : Peur sur la ville / Cris d'orfèvres / Radically Jewish / Easy Zorning / Initiations rituelles / Contemporain / Les inclassables. Il faudrait ajouter le concert de louanges qui accompagne ce dossier sans aucune distance critique, car si les chefs d'œuvre abondent, il y a tout de même un paquet de ratages et de roueries opportunistes.

L'équivalent européen de Zorn est inimaginable tant l'investissement financier est disproportionné. Entendre qu'il est difficile de lutter contre la force de frappe des banques et des fondations politiquement insidieuses qui soutiennent tant son travail de créateur que de producteur (Tzadik). Ici comme ailleurs, les institutions étatsuniennes savent que l'art est un pied dans la porte à l'exportation et que l'industrie culturelle est l'avant-garde de leur impérialisme. La promotion de la moindre de ses marges est un pion essentiel dans le jeu de go que livrent les États-Unis avec le reste du monde. Que les journalistes de notre pays ne tempèrent pas ce déséquilibre économique est de l'ordre de la collaboration. Raison pour laquelle je mettais récemment en valeur Les Affranchis, des dizaines de jeunes artistes locaux qui, pour certains à talent égal avec les meilleurs Américains, n'auront jamais les moyens de promouvoir leur travail et donc ceux de créer des œuvres à la mesure de leur ambition. Une œuvre comme celle de John Zorn est impensable en dehors des USA car pour s'épanouir elle nécessite d'une part des financements importants et d'autre part une communication cohérente, communication que leur offrent, le plus souvent gracieusement, les médias étrangers fascinés par le modèle d'outre-atlantique. Ceci est valable pour la musique, le cinéma, la littérature, les arts plastiques, etc. Sans la collaboration servile ou aveugle d'une partie d'entre nous cette inégalité des chances se perpétuera à moins que la résistance solidaire s'organise et remette les envahisseurs à leur place, soit un partage qui n'exclut personne, mais revalorise tous les terroirs sans exclusivité ni favoritisme exacerbé. Et que l'on ne s'y trompe pas, j'apprécie les artistes étatsuniens comme les autres.

Le reste de Jazz Magazine évoque, entre autres, la triste disparition de deux autres musiciens que j'ai beaucoup applaudis, George Duke et Alain Gibert, et la tournée de l'ONJ au Maroc (concert unique le 28 septembre à l'IMA). Il y a de belles photos, de grands écarts chronologiques dans les disques chroniqués et des annonces de concerts tels celui qui rendra hommage à Bernard Vitet le 16 septembre à La Java.