L’achat de mon ARP 2600 fut déterminant. La démonstration d’un vendeur zélé de la rue de Bruxelles, près de Pigalle, me fait m’endetter, alors que je n’ai aucune attirance pour la musique en boîte qui s’échappe de ce genre d’instrument. Je déteste son côté "astiquez les cuivres" que j’ai découvert avec le Switch on Bach de Walter Carlos, devenu depuis Wendy Carlos, ou le côté plastoc du tube Pop Corn ! Je serai plus convaincu par les sonorités du groupe White Noise ou les oscillateurs des Silver Apples, mais ils n'utilisent pas de synthétiseurs à proprement dit. Jusqu'à leur arrivée sur le marché, les sons électroniques demandaient un matériel considérable.
Le truc formidable pour un autodidacte, c’est qu’il n’y avait aucune tradition de l’instrument, aucune méthode, aucun modèle. Tout restait à inventer. De plus, l’instrument possède une logique très pédagogique. J’y cours, vole et nous venge. Il faut penser le son dans toutes ses composantes en partant de zéro pour le générer. Le panneau d'affichage est très clair, avec quantité de potentiomètres linéaires et de trous où insérer les cordons qui le fait ressembler à un central téléphonique. Les trois oscillateurs, contrôlables en tension haute ou basse fréquence, traversent un filtre puis un amplificateur. On choisit une courbe, sinusoïde, triangle, carré ou impulsion en fonction du timbre recherché. Suit son traitement. Il y a deux générateurs d’enveloppe, un suiveur d’enveloppe, un modulateur en anneaux, un générateur de bruit rose ou blanc, un circuit d’échantillonnage et de maintien (sample & hold), une réverbération stéréophonique à ressort, une entrée pour une source extérieure, des inverseurs et des mélangeurs, mais le plus important c’est que l’on peut connecter n’importe quoi, dans n’importe quel sens, sans risquer d’esquinter la machine. Cet instrument marie une rigueur d’analyse et une approche totalement empirique. Lors des représentations en public, il faut à la fois jouer et préparer ce qu’on va envoyer trois minutes plus tard. L’ARP ne possède en effet aucune mémoire, même pour l’accordage des oscillos, et le protocole midi n’apparaîtra que des années plus tard. J’y fais mes gammes : rapidité des réactions dans le cadre de l’improvisation, présence d’esprit sur scène, mais également dans le contexte plus banal du quotidien ! Réagir vite en période de crise est un atout majeur.
Je me suis longtemps servi de ce synthétiseur dans mes cours sur le son pour en expliquer la structure : timbre, hauteur, durée, intensité. Regret de l’avoir vendu. J’ai pris l’habitude de me débarrasser des instruments qui n’ont pas servi depuis dix ans. J'ai fait la même bêtise avec mon orgue Farfisa Profesional. L'ARP 2600 eût été un instrument idéal pour fabriquer des familles de sons lorsque je me suis mis à composer des chartes sonores pour le multimédia. Je m'en suis séparé six mois trop tôt. J'ai failli en racheter un, puisque j'avais conservé tous les patchs, dessins de mes programmes, mais comme en amour je n'aime pas revenir en arrière. Malgré le revival des synthés analogiques j'avais déjà joué ce bon tour, autant passer à autre chose et laisser aux nouveaux musiciens le plaisir de la découverte. (Le son sur l'image, extrait, 2004)