Comme pour chaque numéro de la Revue du Cube le sujet de son septième est défini par l'édito de Nils Aziosmanoff, un texte plein d'espoir en l'humanité, mais qui occulte le fait qu'en approchant de l'omniscience et de l'immortalité nous jouons avec le feu. Suivant les lois de l'entropie le retour de flamme pourrait nous être fatal ! Qui sait en effet comment les machines de plus en plus intelligentes et autonomes réagiront face à notre absurdité et comment la mort se laissera apprivoiser sans se jouer de notre ambition démesurée ? Jusqu'ici l'humanité a prouvé qu'elle était capable du meilleur comme du pire. Les progrès techniques n'entraînent que peu de changement dans l'exploitation de l'homme par l'homme et son individualisme forcené ; les replis communautaires et le gâchis rappellent les pires moments de notre Histoire...
Raison de plus pour agir affirment les éditions Les liens qui sauvent. Pour la rubrique Perspectives, "dans l'urgence" renchérit Yacine Aït Kaci (alias YAK) et Natacha Quester-Séméon met en avant la responsabilisation individuelle en digne féministe politique tandis que Gilles Babinet émet des doutes sur nos choix futurs et Thibaud Croisy interroge les réseaux sociaux. Les points de vue regroupés en seconde rubrique divergent évidemment. Là où le duo HP Process promeut son manifeste de Poésie Action Numérique, Joël Valendoff prône généreusement l’émergence d’un nouveau paradigme médical. D'un côté Dominique Sciamma pense qu'agir commence par penser, Éric Legale s'en remet aux élites, Flavien Bazenet s'enthousiasme pour les entreprises, Pierre de La Coste promène ses interrogations mystiques sur la liberté, Carlos Moreno rappelle le partage indispensable, Étienne Krieger l'importance du vivre ensemble, Jean-Christophe Baillie vend son jeu vidéo et Franck Ancel son catalogue. D'un autre, Marie-Anne Mariot revendique le non-agir ou lâcher-prise, Emmanuel Ferrand met en valeur la sérendipité et la liberté indispensable du chercheur, Philippe Cayol renvoie à la nécessité de la critique, Roland Cahen soulève avec humour les dysfonctionnements du numérique, Hervé Azoulay condamne la centralisation et les systèmes pyramidaux, Étienne Armand Amato interroge les interactions des mondes virtuel et réel en quasi žižekien (le philosophe Slavoj Žižek titra l'un de ses livres Bienvenue dans le désert du réel d'après un dialogue du film Matrix)... Yann Minh, Janique Laudouar, Marta Grech, Susana Sulic et Philippe Chollet décalent le sujet grâce à des fictions qu'il aurait peut-être fallu disperser parmi les réflexions plus faciles à lire en feuilleton qu'à la suite les unes des autres.
Je n'y échappe pas : mon texte porte le titre d'un livre de Lénine perché tout en haut de ma bibliothèque et qui me trotte toujours dans la tête depuis qu'en 1970 j'ai vu Que hacer ?, film collectif de Saul Landau, James Becket, Raoul Ruiz et Niva Serrano sur l'impérialisme américain autour de l'élection de Salvador Allende au Chili, tressage de fiction et de documentaire...

QUE FAIRE ?

« Je vous apporte la peste,
moi je ne crains rien,
je l’ai déjà… »
Paracelse

Le thème de ce septième numéro me paralyse. Est-ce agir qu’écrire ? Nous ne pouvons pas grand-chose dans nos splendides isolements et je suis seul devant mon écran. Je communique, tu communiques, il communique, nous communiquons… Dans ces vases la quantité de matière grise ne varie pas. Leur transparence est illusoire. Comment sortir de ce bourbier ? Les éditos de Nils Aziosmanoff me donnent chaque fois envie de rêver, mais dès que je creuse je me cogne à la lumière comme un papillon qui s’y brûle les ailes et tout s’éteint au fur à et à mesure que j’avance.

Lorsque les mots se transforment en actes ils sont le plus souvent dévoyés par la réalité. Retournés comme des gants, les concepts sont utilisés contre ceux qui les avaient imaginés ou à qui ils étaient destinés. À la botte du pouvoir financier, l’armée est le principal commanditaire de la Recherche. Nous profitons des retombées commerciales de leurs avancées technologiques. Serions-nous capables de les renverser à notre tour pour que les armes soient transformées en outils ? Ce recyclage systématique est présenté sous les atours du progrès, mais quelles avancées sociales inaugure-t-il ? Les gaz asphyxiants de la première guerre mondiale sont devenus des pesticides, les tanks ont été adaptés en tracteurs, la bombe atomique a laissé la place aux centrales nucléaires… À qui serviront les nanotechnologies, les expériences sur le climat du géo-engineering ? De plus, les ressources que les anciennes et nouvelles technologies nécessitent attisent les conflits. Le gaz, le pétrole, les minerais, les métaux rares sont à la source des pires crimes de masse. La Troisième Guerre Mondiale bat son plein. Le pouvoir politique et financier fait son beurre d’une démocratie qui n’en a que le nom. La manipulation est totale, universelle. Big Brother is Watching You. Une tarte à la crème ? On aimerait bien. La gourmandise est plus sympathique à partager le sucre que la surveillance dont nous sommes les proies. Ensemble ? Les grandes messes rassemblent le monde sous l’accumulation d’images choisies, de flux sonore logorrhéique, d’informations mensongères. Le storytelling n’est pas nouveau. Les religions en ont fait leurs choux gras. Celle du Big Data ne vaut guère mieux. La foi ne sauve que les grands prêtres qui la professent. L’appât du profit dévoie les meilleures intentions. Les révolutions sont toujours brèves. La réaction qui s’en suit est d’autant plus meurtrière. Nous n’avons pourtant pas le choix. Si nous refusons d’aller nous noyer tels les lemmings, nous devons inventer de nouvelles utopies. La question du temps qu’il nous reste reste cruciale. Avons-nous encore le moyen d’enrayer la sixième extinction ? Notre civilisation est condamnée par le gâchis et le cynisme des quelques nantis qui détiennent les moyens de communication, mais certainement pas ceux de la production. Il faut toujours des bras et des jambes pour agir. Les replis communautaires et l’absence de solidarité interprofessionnelle sont les symptômes de notre maladie, et l’exclusion des pays du sud ne peut aboutir qu’à une catastrophe.

Le numérique n’est pas une baguette magique. Ce n’est qu’un outil de notre temps. Pour que ses ressources participent au sauvetage il va falloir commencer par revoir toutes nos institutions. La démocratie représentative a montré ses limites. En France une sixième République se profile, mais la révolution ne peut être que globale. Autour de la planète les riches, si peu nombreux, ont bien su s’accorder. Comment la masse des pauvres qui la font marcher vont-ils le prendre s’ils comprennent qu’ils ne sont qu’une source d’énergie parmi les autres ? Ici on parle d’élire nos représentants au tirage au sort, sans mandat reconductible. Là on évoque le revenu de base pour que le travail ne soit plus l’étalon de notre économie. Où est-elle cette société des loisirs que l’on nous vendait dans les années 70 ?

La Revue du Cube a le mérite de soulever les questions essentielles, celles du rêve. Le réel n’est qu’une illusion. Si nous ne sombrons pas dans le renoncement, si nous acceptons l’altérité comme la solution de nos impasses, si nous ne nous contentons pas d’écrire, mais que nous inventons de nouveaux moyens d’agir, et si nous sommes capables de faire coïncider notre pratique avec nos théories, dans un partage qui nécessitera forcément des sacrifices, alors peut-être nos enfants auront un futur. C’est pour eux, entendre ceux de tous, sans exception, que nous devons nous unir et nous battre. Comme tous les outils à notre disposition, le numérique est une arme à double tranchant. Dans la destruction comme dans la construction notre imagination est sans limite. Alors qu’est-ce qui nous retient d’agir ?