Chez un artiste la reconnaissance vient rarement d'où on l'attend. On a probablement commencé par ses parents, mais aucun enfant ne répond jamais à leurs aspirations. Il faut du moins l'espérer, même si la névrose s'alimente de cet écart. La création artistique permet de contourner l'obstacle en se servant de ses faiblesses, équivalent intellectuel de l'aïkido ! Mais l'équilibre reste précaire. Il suffit d'un papillon pour faire chuter le fildefériste. Le miracle tient au fait que rien n'est jamais définitivement joué jusqu'à l'ultime saut où tous se retrouvent égaux, quel qu'il ou elle soit. S'il n'a pas eu l'orgueil de faire ôter le filet, l'acrobate remonte sur le fil, comme il est possible de reconsidérer sa vie à chaque instant. Il suffit parfois d'une rencontre, d'un trop plein, d'un vide cruel, d'un accident, d'une thérapie ou d'un bon copain. Mais l'ambition est tenace et son manque tout autant. À vouloir trop gagner on peut tout perdre. Au risque de tout perdre la réussite n'en sera que plus glorieuse.
Reprise. Miles Davis voulait la reconnaissance du Great Black People, mais elle se portait sur James Brown. Seule la bourgeoisie blanche allait aux concerts de celui qui inventa deux fois le jazz. Du point de vue de Miles, il vivait un échec. Edward Perraud voudrait être un grand batteur de jazz alors qu'il est Edward Perraud. Son jeu ne ressemble à aucun autre. Il jongle avec ses instruments comme avec les sonorités inouïes qu'il en extrait. Grand improvisateur, il compose aussi d'exquises petites mélodies. Mais dès lors qu'il se conforme au moule des usages il ne fait que grossir la queue des prétendants qui partagent le même fantasme alors que la distribution des prix est terminée depuis le siècle dernier.
La légitime nécessité de remplir son frigo pousse la plupart des professionnels à des compromis. L'essence même du succès est de se partager, mais ce partage s'effectue avec toute une faune d'intermédiaires, organisateurs de spectacle, producteurs, subventionneurs, journalistes, qui décident de ce qui est bon ou pas pour le public. Ils inventent des catégories ; aux musiciens de s'y conformer. Les dés sont pipés pour celles et ceux qui sortent des sentiers battus. La tentation devient forte de rejoindre les grandes allées. Nombreux y perdent leur âme. Les résistants prennent le risque de l'isolement, fut-il splendide.


Synaesthetic Trip, le quartet d'Edward Perraud, est constitué de virtuoses exceptionnels parmi les meilleurs instrumentistes chacun dans son domaine, soit Benoît Delbecq au piano et au synthé, Bart Maris à la trompette, bugle et trompette piccolo, Arnault Cuisinier à la contrebasse et le maître jongleur à la batterie et effets électroniques. Les mélodies sont belles et simples, autant que possible. Alors pourquoi toutes ces tergiversations devant un disque somptueux qui enthousiasmera inconditionnellement la critique ? Parce qu'à désirer la reconnaissance du milieu du jazz Edward Perraud se fourvoie en banalisant son art ! Chaque fois qu'il échappe au genre il rehausse ses couleurs, comme sur Entrailles qui ouvre la marche comme jadis Xiasmes, ou sur Nun Komm, interprétation brillante de J.S. Bach qui rappelle le travail de Carla Bley à la meilleure époque ou Uri Caine (clin d'œil mahlerien de Maris sur Te Koop Te Huur). Tout est parfait, trop parfait justement pour me plaire. Or c'est dans les maladresses que le style se forge. À force d'accepter toutes les propositions en accumulant les rôles de mercenaire, Edward Perraud apprend à tout jouer, mais finit par faire du "à la manière de" alors qu'il n'est jamais aussi extraordinaire que lorsqu'il oublie le reste du monde pour se concentrer sur le sien (écoutez Bitter Sweets, duo fabuleux avec la chanteuse Élise Caron).
Le concert de lancement de Beyond The Predictable Touch à l'Ermitage égratigne heureusement la perfection de l'enregistrement. L'ajout des saxophonistes Thomas de Pourquery et Daniel Erdmann apporte une nouvelle dimension, particulièrement en live, où l'altiste sonne paradoxalement comme un ténor aylerien et le ténor comme un altiste West Coast ! Le trompettiste Fabrice Martinez les rejoint pour clore en fanfare une très belle soirée malgré les bémols que je n'ai pu m'empêcher de proférer en pensant à tous les musiciens sincères qui risquent leur âme à vouloir trop séduire. Comme écrivait Jean Cocteau en exergue d'une Histoire féline dans le Journal d'un inconnu : "ne pas être admiré, être cru".