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Certains prétendent qu'avec le temps les interprètes classiques ont fait des progrès considérables depuis les débuts du disque. En fait on joue simplement différemment les partitions. Les enregistrements historiques sont là pour nous le prouver. Encore faut-il avoir les moyens de les écouter dans de bonnes conditions. Vincent Segal a acquis une platine Garrard 301 comme celles qu'utilisait Radio France pour jouer ses 78 tours et ses vinyles. Il utilise deux cellules Pierre Clément différentes pour les 78 tours et les vinyles mono, et une Denon pour la stéréo. Le résultat est épatant.

En dehors de l'intérêt historique, écouter les œuvres classiques par leurs créateurs, voire les compositeurs eux-mêmes, ou par des musiciens exceptionnels du temps jadis, produit une émotion sans pareille. Je n'ai jamais entendu meilleure interprétation d'Enrique Granados que jouée par lui-même sur piano pneumatique Welte-Mignon, les improvisations de Camille Saint-Saëns sont sublimes et les réductions par Gustav Mahler de ses symphonies passionnantes. Mais ce sont là des enregistrements récents d'un instrument mécanique. Entendre que Arnold Schönberg dirigeait le Pierrot Lunaire avec Erika Stiedry-Wagner, Rudolf Kolisch, Eduard Steuermann comme si c'était du café-concert éclaire son projet, loin de la version analytique d'un Pierre Boulez. Grâce à Jean-André Fieschi j'ai découvert Mary Garden, Nelly Melba, Conchita Supervia, Arturo Toscanini, Bruno Walter et bien d'autres. C'est la même histoire avec les collections de musiques du monde comme Folkways. Les 78 tours sont si lourds que je me suis débarrassé de ma collection il y a trente ans, avant un déménagement. Il m'en reste heureusement quelques dizaines se répartissant entre classique, jazz et chanson française.


Mon ami violoncelliste, qui était comme d'habitude en train de jouer lorsque je suis arrivé, commence évidemment par me faire écouter une pièce pour violoncelle, sonate de Chostakovitch par Gregor Piatigorsky. Mise à part la subtilité de l'interprétation, on visualise parfaitement la salle dans laquelle il a enregistré. Même effet de perspective incroyable sur Finesse où la délicatesse de Django Reinhardt se révèle aux côtés de Rex Stewart, Barney Bigard et Bill Taylor. Le fait d'enregistrer avec un seul micro obligeait à placer les musiciens dans l'espace pour réaliser le mixage désiré. Ces lignes de fuite offrent une proximité avec les artistes qu'aucun CD n'est capable de rendre aujourd'hui. Quand je pense à tous les jeunes qui ne jurent que par les 33 tours, je me dis que la question n'est pas là. Ce n'est pas une question de support, mais la manière de concevoir la musique qui importe. Enregistrer un orchestre symphonique avec 96 micros est une façon de stériliser la musique, analogie tentante avec le camembert ! Après le label Swing nous passons à Polydor. Vincent me fait écouter l'Ouverture 1812 de Tchaïkovski avec la Philharmonie de Berlin dirigée par Alexander Kitschin en 1928. Les liens hypertexte que je souligne ne sont évidemment que de très pâles reproductions des originaux qu'il nous est donné d'écouter avec le matériel adéquat. De même que j'ai enregistré pendant des années nos improvisations sur deux pistes, laissant aux musiciens la responsabilité de leur jeu et du mixage global, le couple de micros ORTF m'a souvent semblé plus convainquant que les versions récentes où la technique submerge l'urgence. Les conditions d'enregistrement influent toujours sur le jeu. Nous continuons notre séance d'écoute par de la musique antillaise des années 40 au tambour bèlè (ou bel-air) dont les mélodies me rappellent les bouleversants chants haïtiens d'Emy de Pradines. Nous terminons avec un 45 tours mono de João Gilberto et le 33 tours Outward Bound d'Eric Dolphy. Feu d'artifice jazz, mais déjà les instruments sont trop devant à mon goût, surtout la section rythmique. Les impératifs du marché se font sentir même sur des disques qu'à l'époque seuls les initiés appréciaient. Je suis impatient d'entendre le nouvel album que Vincent a enregistré en partie de nuit sur un toit de Bamako avec Ballaké Sissoko, parce qu'aujourd'hui il faut jouer field (en situation avec les bruits ambiants) pour retrouver un équivalent aux vieux 78 tours qui restituaient l'espace autour des musiciens. Pour que les ondes nous parviennent il faut de l'air. L'air est la composante essentielle du son.

Avant de partir, mon ami me propose d'écouter un de mes vinyles. Je choisis Pour Quoi La Nuit sur l'album d'Un Drame Musical Instantané Rideau ! (photo 2) La nuit a toujours filtré le réel. J'enregistrais en 19 cm/s sur un magnétophone Sony qui n'avait rien de professionnel, mais en saturant les composants (l'aiguille tapait régulièrement dans le rouge !) je restituais l'énergie de nos élucubrations. C'est un de nos premiers morceaux de studio. Nous avions changé d'instrument à chaque accord, avec interdiction de reprendre deux fois le même, pour les coller ensuite l'un après l'autre. Comme le résultat était assez mécanique, j'avais donné un coup de ciseaux au milieu et superposé les deux parties, et comme c'était encore trop raide nous avions joué en trio par dessus pour finir. Là encore la platine Garrard fait revivre le son de ma cave qui nous servait de studio, faisant ressentir les intentions qui nous guidaient alors.