En ce début d'année si l'on ne veut pas déprimer il faut compter sur les naissances, s'intéresser aux jeunes qui se révèlent, avoir la curiosité de ce que l'on ne connaît pas. Je m'y emploie autant que possible, en contrepoids des disparitions qui me font penser à une forêt malade ou au crâne des mâles qui se déplume. Les cheveux tombent, et teinture ou moumoute ne grugeront pas les miroirs qui ne sauraient mentir. La désertification de notre vie sociale nous guette tant que le cœur tient. Ma tante qui a 91 ans commence à s'ennuyer à force de perdre tous ses amis, lectures et sorties quotidiennes ne lui suffisent plus. À me risquer à un tour d'horizon je constate l'hécatombe quel que soit le point cardinal vers lequel je me dirige.
Bien que je n'ai jamais été un fan de David Bowie il était symboliquement présent dans le film La nuit du phoque que j'ai réalisé en 1974 avec mon camarade Bernard Mollerat, disparu à 24 ans. Il avait très certainement influencé la scène du travesti tournée à plusieurs caméras, chanson à laquelle avaient participé les regrettés Jean-Pierre Lentin et Luc Barnier. Je cohabitais alors avec Philippe Labat, plus tard victime d'une overdose. Ces morts en font remonter d'autres, Marc Lichtig, Éric Longuet, Pierre Bensard, camarades de classe avec qui je fis mes premières armes musicales. Puis les quatre pères de mon récit, Papa d'abord, qui a lâché un 2 janvier, Frank Zappa qui me mit le pied à l'étrier, Jean-André Fieschi qui me donna les moyens de continuer, et Bernard Vitet, mon ami avec qui je cosignai pendant 32 ans au sein d'Un drame musical instantané ! L'écoute passionnante de BlackStar dimanche dernier, veille de la fatalité, me donna envie de combler certaines lacunes. Il n'est jamais trop tard. Une vie existe après la mort grâce à la mémoire, fut-elle volatile. Sa reconstruction permanente nous permet de jouir d'un passé que nous n'avons pas connu, car nous n'avons presque rien vécu. À l'échelle de l'univers la durée de vie d'un être humain tend vers zéro. Nous la meublons autant que nous pouvons par une série d'implants et de lotions capillaires, de reforestation et de souvenirs.
La mort de Giorgio Gomelsky me replonge dans ce jeu morbide où les pertes sont plus sensibles que les gains. Manager décisif de quantité de groupes pop, ce n'est pas parce qu'il avait été celui de Gong dont je faisais le light-show ou de Soft Machine (je pense à Daevid Allen, et à Hugh Hopper avec qui il m'arriva de bœufer), mais parce que c'est chez lui, ou plutôt dans la villa des Rolling Stones qu'il avait quasiment révélés, que je jouai de la flûte à six trous avec Eric Clapton (exception de cette litanie peuplant ce drôle de Walhala qui ressemble à un champ de bataille), et fis la connaissance de Jean-François Bizot et Frank Wright ! J'arrivais de la Fondation Maeght où ma sœur et moi avions été adoptés par l'Arkestra de Sun Ra. Alors remontent les images du photographe Philippe Gras et de Yasmina, a black woman, et avec eux Daniel Caux. Mon name dropping ne peut faire abstraction de George Harrison avec qui je jouai de l'harmonium chez Maxim's !
Si j'ai mis un bémol au concert de louanges concernant Pierre Boulez, je lui dois de m'avoir permis d'écouter en direct des musiques que je ne connaissais que par le disque, car j'assistai à tous les concerts de Perspectives du XXe siècle lors de la création de l'Ircam. Indirectement grâce à lui je rencontrai John Cage toute une après-midi. Je pense aussi aux outsiders, Luc Ferrari avec qui nous avons enregistré Comedia dell'amore 224, à Conlon Nancarrow qui me dédicaça le rouleau de son Étude #7, à Frank Royon Le Mée qui nous manque terriblement, à Colette Magny dont la correspondance rime avec nos improvisations, à Jean Morières parti si vite... Il faut que j'arrête, je me fais mal.
Je ne cherche pas à être exhaustif, mais la disparition d'Annick, Bri, Pere, Rosette, Giraï, Valérie ou Gaston me hante. J'ignore ce que sont devenues d'autres figures essentielles de mon parcours. La Toile parfois reste discrète. J'ai beau googliser à mort, rien ne sort. Si je focalise au loin sur la nature sauvage le vague à l'âme me submerge. Ce sont les idées noires d'un gris week-end où les perspectives de bleu s'éloignent au fil du temps. Je compte sur le facteur, le téléphone, les mails ou la sonnette pour me redonner du cœur à l'ouvrage. Mon corps et ma tête ont besoin de nourritures terrestres pour se réinventer, des cris des enfants pour me sentir utile, de forces énigmatiques pour que l'imagination reprenne le pouvoir.
Bilan des courses : j'ai la crève !

Illustration de Jean Bruller dit Vercors sur le vinyle Les bons contes font les bons amis d'Un drame musical instantané