Accompagnant Jean-Hubert Martin dans l'exposition Carambolages qu'il a imaginée pour le Grand Palais, je critique allègrement les textes de nombreux universitaires qui rédigent régulièrement cinq cents pages pouvant franchement se résumer à vingt lignes, et ce dans le meilleur des cas, car dans d'autres il ne reste même pas une seule idée qui leur soit personnelle après qu'on ait réussi à déchiffrer leur pensée confuse. La faute en revient probablement à leur laborieuse scolarité passée qui les poussait à délayer au possible sous prétexte de ne laisser perdre aucun détail, des fois qu'un seul synapse manquant fasse s'écrouler tout leur travail besogneux. Imagine-t-on une thèse dont le poids serait en dessous du kilo ? J'en parle d'autant facilement avec le commissaire de l'exposition que ses propres textes sont d'une limpidité exemplaire, rédigés dans une langue que chacun peut comprendre. Ils fourmillent en outre d'idées, d'exemples basés sur des aventures vécues et les effets de cause à effet s'y révèlent d'un bon sens qui ne saurait mentir. C'est d'ailleurs en lisant son recueil de textes, L'art au large, que mon sang ne fit qu'un tour et que j'osai le contacter pour lui proposer mes services de spécialiste du son en prévision de l'avenir. Devant les cimaises exposant des œuvres a priori disparates, mais liées par une sensibilité, aussi rigoureuse que subjective, à leurs formes ou à ce qu'ils peuvent évoquer en nous, Jean-Hubert Martin me conseille de lire Le plagiat par anticipation de Pierre Bayard. L'écrivain a rédigé l'un des quatre essais du magnifique catalogue de l'exposition aux côtés de Jean-François Charnier et Milan Garcin. Trouver ipso facto un exemplaire du livre de Bayard à la Boutique du Musée m'apparaît sur le moment comme un heureux hasard. À sa lecture je comprends qu'il figure tout simplement une piste menant aux conceptions critiques de Martin.
Mais qui de l'un ou de l'autre est-il le plagiaire ? Publié en 2009 aux Éditions de Minuit, le livre de Bayard figure une clef de Carambolages, alors que la démarche de l'historien de l'art est bien antérieure. Bayard suggère que l'histoire de la littérature et de l'art est faite d'aller et retours entre le passé et le futur, avançant que, s'il est convenu d'analyser l'influence des écrivains et des artistes sur leurs successeurs, l'inverse est parfaitement imaginable, son ouvrage tendant à en apporter les preuves. Ainsi Sophocle aurait plagié Freud, Voltaire Conan Doyle, ou Fra Angelico Jackson Pollock. Ayant bouclé cette facétie littéraire, car Bayard manie l'humour avec le sérieux de l'universitaire, je comprends que sa théorie ne tient la route que grâce au lecteur. Comme Lacan évoquant le cristal de la langue, s'émanciper de la chronologie tient d'un cristal de l'œil (le cristallin ?), redressement inconscient de l'image inversée dès le plus jeune âge, qui réfléchit les époques sans se préoccuper des dates. Notre cerveau assemble alors les connaissances comme les images par des associations analogiques où des bribes du futur viennent s'immiscer dans le passé. Qu'importe alors la sacro-sainte chronologie que les musées nous imposent scolairement quand notre sensibilité dessine des lignes entre des points éloignés (les relier est un petit jeu que connaissent tous les enfants) pour former notre dessein (c'est bien la proposition faite par Martin à chaque visiteur de fabriquer avec des magnets son propre itinéraire sur le mur des réinterprétations situé dans l'escalier qui mène au premier étage du Grand Palais). La démarche de Jean-Hubert Martin joue des incertitudes de l'Histoire en privilégiant les actes prémonitoires des artistes, les voyages au long cours et la modernité des fantômes qui hantent nos musées. Les grands esprits dont on dit qu'ils se rencontrent s'affranchissent ainsi de la chronologie pour dialoguer entre eux et, le plus extraordinaire, avec nous qui les admirons, quelle que soit la distance.

Illustration : projections de peinture du couvent de San Marco à Florence repérées par Georges Didi-Huberman.