Mes grands-parents et mes parents avaient traversé la guerre, nos enfants n'ont d'autre référence que la destruction systématique de leurs conditions de vie. Ma génération bénéficia d'un rayon de soleil laissant entrevoir l'été au milieu de la rigueur hivernale. Il ne s'agit hélas ici que du monde occidental qui s'est toujours repu des richesses produites par les continents saignés par le colonialisme, puis sa déclinaison ultralibérale que le capitalisme a su leur imposer ; le tiers-monde, comme on appelait les pays "en voie de développement", est toujours exploité jusqu'à la mort, seule échappatoire en dehors de l'émigration qui aujourd'hui est devenue mortelle. Nos aïeux se souvenaient des années noires, nos enfants en ont la perspective. Ceux de ma génération, s'ils n'ont pas cédé au cynisme de leur classe sociale, ont la chance d'avoir appris à rêver. Passé la terreur que nous inspirait la bombe atomique, nous embrassâmes l'été de l'amour (Summer of Love de 1967) et descendîmes dans la rue au printemps suivant. Nous pensions refaire le monde, entre Peace & Love et Révolution. Le Nouvel Obs titrait "La société des loisirs" et l'imagination se voulait au pouvoir. La solidarité n'était pas un vain mot. Nous explosions de couleurs, psychédéliques pour les uns, rouge et noir pour les autres. Nous avons commencé à voyager, avec les substances illicites ou les compagnies aériennes, en 2CV ou en auto-stop. Combien de fois ai-je été hébergé par celles et ceux qui s'étaient aimablement arrêtés sur le bord de la route ! Nous manifestions contre la guerre au Vietnam dont l'issue vit la victoire de l'indépendance, sans nous rendre compte que la troisième guerre mondiale avait déjà commencé, les États Unis tentant d'étendre coûte que coûte leur hégémonie sans répit. Le choc pétrolier de 1974 et la réaction à nos idées libertaires sonna le glas de nos utopies, du moins notre pouvoir à les transmettre aux nouvelles générations qui nous prirent pour de doux inconscients ou des excités de la révolution. Nous jouissons néanmoins d'un avantage inégalable, nous savons qu'un autre monde est possible pour y avoir goûté lorsque nous étions adolescents ou jeunes adultes. Jamais la noirceur du monde nous paraît inéluctable.