Il y avait ceux qui étaient abonnés à Spirou, les autres à Tintin. Moi, c'était Tintin. Chaque mercredi, si je me souviens bien, l'hebdo tombait dans la boîte aux lettres. Les aventures de Tintin paraissent encore dans le journal à raison de deux pages par numéro qui structurent le feuilleton en terminant chaque fois par un point d'orgue. Fin des années 50, c'est la période Coke en stock, mais mon premier album sera une réédition de L'oreille cassée. Trente ans plus tard j'acquerrai progressivement l'intégralité des 24 albums pour les jours de pluie en Bretagne. Quant à ma volumineuse collection de journaux, j'en ferai cadeau à un ami qui disparut avec. Aujourd'hui j'ai acheté le catalogue de l'exposition Hergé au Grand Palais et un porte-clef pour celle de ma bagnole, histoire de remplacer la tête de mort qui y pendait. C'est par Tintin que je suis venu à la bande dessinée. Mon scoutisme, entre 8 et 11 ans, y a trouvé ensuite quelques échos ! Georges Rémi, dit Hergé (1907-1983), a su populariser un style que Joost Swarte appela la ligne claire : contour systématique des éléments du dessin ; couleurs en aplats, ni ombres ni dégradés ni hachures ; phylactères rectangulaires dont textes en bas-de-casse ; scénario rigoureux ayant recours aux ellipses, etc. Mais l'exposition montre que le père du petit reporter avait d'autres talents...


Évidemment ses toiles peintes dans les années 60 ne peuvent rivaliser ni avec le reste de son œuvre, ni avec les peintres qui l'inspirent. Sa collection compend Dubuffet, Fontana, Alechinsky, Raynaud, Lichtenstein, alors que lui-même ne sait que singer Miró, Modigliani ou Klee. Hergé, sensible aux avant-gardes picturales de son temps, fascine nombreux artistes plasticiens, comme Andy Warhol qui en réalise quatre portraits dont deux sont exposés ici. D'autres vitrines montrent les objets qui ont inspiré certains albums, comme le fétiche à l'oreille cassée ou les échanges avec le vrai Tchang, rencontré en 1934 à Bruxelles.


N'étant pas passionné par la technique, je suis tout de même surpris, comme avec de nombreux dessinateurs, par les planches crayonnées montrant le travail laborieux, d'"horloger bénédictin", pour aboutir à l'image définitive. Je suis plus sensible à la scénographie qui invite le visiteur à se projeter dans l'univers de Tintin. Les murs l'agrandissent à taille humaine, comme si nous habitions les cases. Certaines salles sont discrètement sonorisées, nouvelle tendance de la muséographie qui ne peut que me séduire. Du travail en perspective pour les designers sonores ! Les scènes miniatures prolongent le marketing où Tintin, le Capitaine Haddock, le professeur Tournesol, les Dupont sont déclinés depuis longtemps en matière plastique...


À la librairie du Grand Palais pullulent les ouvrages consacrés à Hergé et ses personnages, et le catalogue de l'exposition est une mine d'or. On est vite attiré par les objets dérivés qui nous font revivre notre enfance où nous nous identifiions au petit reporter, rêvant que nos animaux de compagnie prennent la parole comme Milou. La force d'Hergé est d'avoir su nous faire entrer dans un monde imaginaire qui a un pied dans le réel. Il n'y a qu'un pas à faire la démarche inverse pour que notre quotidien bascule dans la bande dessinée. Les tentatives d'adaptation cinématographique ont toujours été vouées à l'échec, car ces films, en portant Tintin à l'écran, se substituent à notre propre système d'identification, ils nous volent la part de rêve que nous avons intégrée et assimilée dans notre enfance et dont nous ne voulons pas nous défaire, ce qui est plutôt sain si l'on y réfléchit bien. Les films sont plats alors que notre imaginaire est à trois, voire quatre dimensions. Le champ couvert par les aventures de Tintin est immense, que nous voyagions dans un pays étranger ou prenions l'avion, buvions un verre de trop ou fumions un joint, pensions à la Lune ou rêvions d'un trésor, n'arrivant pas à nous débarrasser d'un collant ou jurant mille sabords contre l'adversité... Mais surtout Hergé a déjà intégré les ressources du cinéma à ses découpages, avec plus de malice que ceux qui font le mouvement inverse.


L'exposition du Grand Palais révèle l'incroyable talent du dessinateur lorsqu'il travaille pour la publicité. Dans les années 30 il réalise quantité de magnifiques affiches de "réclame", faisant encore une fois revivre une autre époque. Car Tintin, comme Quick & Flupke, ou Jo, Zette & Jocko, se réfère à un passé où l'on pouvait encore rêver d'île déserte et de trésor caché, ses derniers albums glissant progressivement vers un monde trop proche du réel pour autant nous éblouir. Il y eut par contre de nombreuses polémiques sur les premiers où le racisme, le colonialisme et l'anticommunisme étaient risibles tant ils étaient pitoyables. La grande période se situe entre les deux, quand le dessinateur multiplie les personnages comiques. Il nous permet aussi de prendre une distance critique sans affaiblir son récit. C'est la magie de Hergé, que chacun (je ne dis pas chacune, car c'est un monde tout de même très masculin où la seule femme est une cantatrice ridicule) puisse s'approprier ses histoires à sa manière. L'exposition s'évertue à prouver que l'art mineur de la bande dessinée est chez Hergé à la hauteur des autres arts, or les seuls mineurs de cette histoire sont les lecteurs qui ont su garder leur part d'enfance.

Exposition Hergé, Grand Palais, organisée par la Réunion des Musées Nationaux et le Grand Palais en collaboration avec Le Musée Hergé, 9 et 13€, jusqu'au 15 janvier 2017
Catalogue Hergé, Éditions Moulinsart & Les éditions Rmn-Grand Palais, 304 pages, 600 illustrations, 21 x 24.8 cm, relié, 35€