Si Les deux versants se regardent est un des albums les plus enthousiasmants de l'automne, c'est d'abord parce qu'il ne répond à aucune attente, si ce n'est d'avoir assisté béat à la première du White Desert Orchestra en mars 2015. En choisissant le piano préparé, la soliste Ève Risser avait opté d'emblée pour un concept orchestral, sorte de grand gamelan occidental dont la richesse de timbres vient augmenter un instrument déjà réputé complet. En s'adjoignant huit des meilleurs instrumentistes de l'Hexagone (plus le trompettiste norvégien Elvind Lønning), la compositrice crée un orchestre solidaire où ses neuf compagnons, jeunes affranchis, peuvent s'exprimer librement, chose devenue rare dans les projets très écrits. L'ensemble sonne comme l'agrandissement photographique de ses précédentes expériences, projection 3D du piano sous la forme d'un orchestre "préparé", où les timbres incroyables de chaque musicien et musicienne semblent également avoir inspiré la pianiste pour les reproduire à l'orchestre : souffles crachés des clarinettes d'Antonin-Tri Hoang et des saxophones de Benjamin Dousteyssier, volutes des flûtes de Sylvaine Hélary, éructations du basson de Sophie Bernado, crépitements de la basse électroacoustique de Fanny Lasfargues, découpages tranchants de la guitare de Julien Desprez, grondements du trombone de Fidel Fourneyron, percussions graves ou scandées de Sylvain Darrifourcq, etc. Ici l'etcétéra fait sens, lorsque, transporté, l'on se moque de savoir qui fait quoi.


En soufflant le chaud et le froid des grands espaces qui l'ont fascinée, Ève Risser exalte la nature. La Terre ouvre ses entrailles pour laisser s'envoler quelques oiseaux de nuit. Le ciel laisse retomber les touches noires et blanches comme s'il pleuvait des grêlons accordés. Se perpétue inlassablement l'idée d'une projection du petit vers le grand, comme les ombres de la caverne platonicienne, avec ce que cela comporte d'interprétation. L'auditeur se fait son cinéma.


Sur le disque sont absents les 80 choristes, enfants et personnes âgées, de la première au Festival Banlieues Bleues à La Courneuve, question de budget évidemment, et d'implication pédagogique suivant les lieux de concert. À Annecy, le 22 novembre prochain, ils et elles seront 150 choristes ! En écoutant cet opéra instrumental, je n'ai pu m'empêcher de penser à Carla Bley, lorsqu'en 1971 je posai pour la première fois Escalator Over The Hill sur la platine. Ève Risser est de cette trempe, femme moderne qui joue de tous les accessoires à sa portée pour jouir du temps qui passe et s'approprier l'espace au-delà du territoire concédé.

→ Ève Risser White Desert Orchestra, Les deux versants se regardent, Clean Field, dist. Orkhêstra, sortie le 11 novembre 2016