Les pays où sévissent des pouvoirs durs et réactionnaires voient souvent s'organiser une résistance culturelle forte. Dans les états prétendument démocratiques les artistes ont tendance à se ramollir à l'instar de la majorité de la population qui s'endort dans son petit confort sans vagues. En Hongrie, depuis 2010, le retour du nationaliste Viktor Orbán aboutit à des décisions délirantes qui font froid dans le dos. Y aurait-il un rapport de cause à effet si autant de musiciens inventifs hongrois proposent des disques enthousiasmants, en particulier sur le label BMC (Budapest Music Center) ?

Par ordre d'apparition, ici extraits de son épais catalogue, les quatre saxophonistes allemands de l'Arte Quartett et le bassiste Wolfgang Zwiauer invitent Le compositeur et chanteur virtuose suisse Andreas Schaerer pour un Perpetual Delirium où les références musicales explosent les genres que le XXe siècle a fait fleurir en toute liberté. Les continents n'échappent pas à la dérive auquel ce voyage surprenant nous invite. Certains penseront que c'est de la musique contemporaine, d'autres du jazz, alors que l'innommable est une garantie de pérennité. La cohésion de l'ensemble est aussi une des marques de fabrique de ces nouvelles écoles européennes qui assument créativement leur héritage, qu'il soit local, européen, américain ou planétaire.

Red réunit cette fois deux quartets qui ne sont pas plus hongrois, les Allemands de Melanoia (Hayden Chisholm, sax / Ronny Graupe, guitare / Achim Kaufmann, piano / Dejan Terzic, percussion) et le quatuor à cordes français IXI (Régis Huby, violon / Théo Ceccaldi, violon / Guillaume Roy, alto / Atsushi Sakaï, violoncelle) pour lequel nous avions écrit avec Bernard Vitet, mais pour ce faire ils ont recours à la jeune compositrice suisse Luzia von Wyl. Est-ce par contre un hasard si le cocktail toxique est de couleur rouge et qu'il mène à la mort ? Terzic recherche avant tout l'authenticité, sachant qu'elle mène forcément à l'originalité. "Ne pas être admiré, être cru" revendiquait Jean Cocteau ! Là encore compositions préalable et instantanée font bon ménage. Lorsque l'on ignore ce qui est écrit ou pas, la musique se dépare de ses oripeaux techniques pour ne laisser apparaître que les sentiments qu'elle procure.

Et les Hongrois dans tout cela ? À croire que je raconte n'importe quoi !... D'autant que dans cette colonne, du label BMC je n'avais chroniqué qu'un trio d'Yves Robert et l'extraordinaire Daniel Erdmann's Velvet Revolution). Et bien les Hongrois font ici leur apparition avec The Worst Singer In The World de l'András Dés Trio que là encore un percussionniste dirige. András Dés compose une série de pièces avec une arrière-pensée politique, la liberté d'imaginer toutes sortes de schémas organisationnels pour une société qui à l'évidence se porte moins bien que la musique. Il s'est adjoint deux guitaristes, Márton Fenyvesi dont les cordes sont en métal et István Tóth Jr. en nylon, pour évoquer la démocratie, chimère dont rêvent ceux qui en sont privés par la dictature, mais qui n'est probablement qu'un rideau de fumée pour mieux faire accepter les inepties culturellement ancrées au plus profond de nous-mêmes. Je digresse peut-être, mais les dysfonctionnements sociaux les plus terribles ne sont-ils pas à rechercher d'abord dans les us et coutumes, totems et tabous, principes d'oppression érigés en lois ? Nous nous efforçons toujours de traiter les effets en oubliant les causes, et nous n'aboutissons qu'à une perpétuelle dystopie qui nous rapproche chaque fois de la catastrophe. La plupart du temps, la musique participe à nous endormir, sur nos lauriers, sur nos certitudes, sur ce qui nous rassure quand la mort rôde. De plage en plage András Dés développe ses bons sentiments.

S'il est un instrument hongrois, c'est bien le cymbalum. Dégagé de l'approche traditionnelle tzigane, le virtuose Miklós Lukács explore des territoires contemporains, interprétant les pièces de Péter Eötvös ou accompagnant des musiciens de jazz. Il fait ainsi appel à deux Américains, le contrebassiste Larry Grenadier et le batteur Eric Harland pour ce Cinbalom Unlimited. Malgré sa formation classique et son amour pour le jazz, ses racines folk le rattrapent sans cesse, du plus profond qu'il puisse creuser, de l'Inde des migrations tziganes à la Perse ancienne...

Moi qui adore la déglingue, surtout lorsqu'elle obéit à de savantes compositions, je suis servi avec le Trio Kontraszt ! Quand le piano n'est pas préparé, son timbre mélangé à la percussion sonne comme tel. Le claviériste Stevan Kovacs Tickmayer signe presque toutes les pièces qu'interprètent avec lui le souffleur István Grencsó et le batteur Szilveszter Miklós. En fait de déglingue, c'est réglé comme du papier à musique, avec des rythmes complexes, des jeux de ping-pong véloces, des clins d'œil au classique, des traits trop jazzy à mon goût, mais toujours cet équilibre subtil entre compositions préalable et instantanée... La musique de Tickmayer reflète la politique de son pays, cinquante ans sous le joug soviétique, la libération, le retour de l'extrême-droite, etc., avec la nécessité qu'il y eut d'émigrer, mouvement vital que Orbán refuse aujourd'hui à celles et ceux qui veulent simplement traverser la Hongrie. Les voyages forment la jeunesse. Ils l'assassinent lorsque des tyrans bouclent les frontières. La musique, encore une fois, s'affranchit des barbelés... From Dyonisian Sound Sparks to the Silence of Passing raconte cet éternel recommencement, mais l'espèce humaine apprend-elle quoi que ce soit du passé et de ses erreurs ou s'enferre-t-elle, incapable d'éviter l'entropie ? Quoi qu'il en soit les artistes refusent l'inéluctable en inventant sans cesse de nouvelles utopies.

→ Les CD du label BMC (Budapest Music Center) sont distribués en France par UVM, 16,99€