En 1974 l'album Rock Bottom de Robert Wyatt nous avait laissés sur les fesses. L'annonce de sa chute d'une fenêtre le collant à vie dans une chaise roulante nous avait assommés. Son disque solo montrait une détermination inégalable, un élan incroyable, un nouveau départ exemplaire. En 1999, Jazz Magazine m'avait envoyé à Louth interviewer l'un de mes héros, le seul encore vivant, puisque Zappa et Cage étaient passés de l'autre côté. J'avais eu le temps de les rencontrer l'un et l'autre, mais mes contacts avec Robert Wyatt restaient épistolaires. Pendant trois jours, je lui ai posé toutes les questions qui me turlupinaient. Son départ de Soft Machine avait été pour moi une catastrophe, alors qu'il m'expliquait que son accident lui avait permis de faire enfin ce dont il rêvait, des chansons. Si en France il était considéré comme un batteur de rock et un chanteur pop, son goût pour le jazz n'avait pas échappé aux musiciens qui se moquaient des étiquettes. Aujourd'hui son influence fait fi des frontières musicales, et celles et ceux qui s'en sont nourris lui rendent hommage de mille manières. On l'a vu par exemple récemment avec Odeia reprenant Alifib, mais ses enfants sont innombrables.


Le batteur Bruno Tocanne avait 19 ans lorsque Rock Bottom nous conquit. Revenant à ses amours de jeunesse, Tocanne précise son univers et le rend de plus en plus personnel. En exhumant ses sources il s'en affranchit, révélant leur impact sur sa propre personnalité. Son précédent album, salué ici-même, montrait comment Escalator Over The Hill de Carla Bley l'avait impressionné. Point de revival, mais une re-création d'un autre album qui m'avait chamboulé tout autant trois ans avant Rock Bottom. Cette fois tous les morceaux sont originaux, composés par ses musiciens, le trompettiste Rémi Gaudillat ou la pianiste Sophia Domancich, sur des paroles de Marcel Kanche ou Antoine Läng qui chante et claviérise sur le disque. À quatre ils s'inspirent des émotions que leur a procurées l'album de Wyatt, sur sa manière d'arranger les chansons, son minimalisme romantique s'adaptant parfaitement à cet ambitieux projet qui se clôt sur Sea Song, le premier morceau de Rock Bottom, celui qui nous avait fauchés à l'origine ! Les quatre Français abordent donc l'univers de l'Anglais avec la plus grande liberté, jouant sur la mémoire, le rêve qu'on avait et la réalité qu'on se donne. Les textes, dont un du canterburien John Greaves, renvoient indirectement à son histoire. La trompette, dont jouait Mongezi Feza sur Rock Bottom, est l'instrument que Wyatt utilise aujourd'hui pour improviser, mais les digressions des autres instrumentistes, mises à part quelques réminiscences discrètes, vont plutôt puiser chez Soft Machine. Sea Song(e)s apparaît comme un documentaire de création sur Robert Wyatt ou une fiction qui s'en inspire sans sombrer dans le biopic. Superbe !

→ Tocanne Domancich Läng Gaudillat, Sea Song(e)s, CD Cristal Records, à paraître le 6 octobre 2017