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Tout avait bien commencé. Peut-être que Françoise avait trop mangé d'huîtres la veille et l'avant-veille, peut-être était-elle un peu fatiguée ou momentanément déshydratée, mais j'ai eu une sacrée frousse lorsqu'elle est tombée dans les pommes. Nous avions prévu de passer la journée sur l'île d'Oléron en commençant par un succulent déjeuner au restaurant De l'île aux papilles. Sauf qu'à peine avait-elle bu quelques gorgées de son thé rooibus et goûté l'amuse-gueule à la purée de potimarron et crème de châtaigne, sa tête partit en arrière à s'en briser le cou. Me levant précipitamment pour la redresser je vois ses yeux ouverts comme des soucoupes, fixes, aveugles à mes gestes et sa tête qui bascule à nouveau. Frayeur de ma vie, j'ai pensé un instant qu'elle était morte. Fulgurance du monde qui bascule. J'avais beau tapoter ses joues, l'appeler, ces quinze secondes de cauchemar me hanteront. Passé le sang froid dont j'ai toujours fait preuve dans pareille circonstance, l'émotion s'inscrit profondément et resurgit plus tard, intacte. Heureusement une infirmière qui déjeunait à la table à côté fait s'allonger Françoise les pieds en l'air dans un coin du restaurant pour qu'elle retrouve ses esprits, sa pâleur soudaine se dissipant. La gentille serveuse a déjà appelé les pompiers qui arrivent à trois, font les examens d'usage et téléphonent à leur tour au médecin qui, sans la voir et par mesure de précaution, décide d'envoyer ma chère et tendre au Centre Hospitalier de Rochefort. Les jeunes pompiers me suggèrent de prendre mon temps, de finir le déjeuner que je n'ai pas commencé, car il y a beaucoup d'attente aux urgences, en réalité tellement plus qu'ils ne le supposent. Pour tenter de me détendre je décide de me concentrer sur ma commande. Je m'enfile donc avec un brin de culpabilité et d'égoïsme des noix de Saint-Jacques, purée de panais, jus de viande, chips d’ail, suivies d'encornets, crème de chou-fleur, chou romanesco, chorizo, et je m'achève ou me reprends avec des pommes rôties, caramel gingembre, chantilly vanille, noix. C'est la phase la plus sympathique de l'aventure. De son côté, Françoise n'a vécu qu'une courte absence, une grande fatigue avant de se sentir mal puis de se réveiller étonnée. La suite est moins marrante, car elle révèle l'état désastreux dans lequel la course au profit a mis les hôpitaux...

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À première vue il s'agit d'un malaise vagal qui n'est pas grave et pour lequel la médecine ne peut pas grand chose. Il y a foule ce dimanche en début d'après-midi aux urgences et les effectifs réduits obligent chacun à attendre des heures entre chaque opération. L'électrocardiogramme comme le reste des analyses ne révèle aucun dysfonctionnement. C'est probablement une déshydratation, mais on ne lui donne pas à boire et elle n'a rien mangé depuis la veille ! Je marche de long en large sur le parking plutôt que moisir à l'entrée à partager l'angoisse des familles dans l'expectative. Lorsque je convainc l'accueil de me laisser tenir compagnie à Françoise je reste debout dans le couloir ou une fesse sur son brancard. J'entends plâtre, suture, embolie, scanner... Trois heures plus tard, le médecin apparaît pour valider sa sortie, mais il décide qu'une prise de sang est plus prudente. Ajoutez deux heures avant qu'on lui fasse cette saignée qui l'affaiblit un peu plus alors qu'elle n'a rien mangé depuis la veille. On lui annonce que les résultats n'arriveront que dans deux nouvelles heures, sauf que le changement d'équipe de 19h remplace les préposés par d'autres qui ne sont pas encore au courant. Les informations suivent, mais selon de tels protocoles que le stress des patients n'est pas pris en compte, si ce n'est par les infirmières, épuisées par leurs conditions de travail. À 22h Françoise décide de s'en aller lorsqu'elle apprend que le nouveau médecin est parti en mission à l'extérieur sans avoir laissé de consignes. Une infirmière a la gentillesse de décrypter les résultats d'analyse tout à fait normaux et nous voilà enfin sur la route pour rejoindre Royan où nous arrivons avant minuit. Dans cette histoire le dévouement des infirmières, gentilles, drôles, prévenantes, fut exemplaire. Les médecins, probablement débordés, ne véhiculaient pas cette humanité. Lorsque nous interrogeons le personnel, elles nous expliquent qu'elles sont en sous-effectif, que leurs journées font douze heures, que les ressources d'accueil sont saturées, quantité de lits ayant été fermés, entendre qu'ils existent matériellement, mais qu'ils sont déclarés inexistants pour raison économique ! Dans les couloirs le brancardier slalome avec les lits à roulettes et les fauteuils roulants. On attend sans savoir ce qu'on attend. L'addition de la pénurie de personnel avec les lourdeurs administratives accouchent d'une situation surréaliste. Imaginez que les analyses sanguines sont envoyées par courrier au médecin traitant, la bureaucratie hospitalière ignorant Internet ! Huit heures aux urgences nous ont montré le délabrement du service public orchestré par le ministère de tutelle. Nous n'avions d'autre solution que d'en rire, les infirmières partageant avec humour et dévotion notre colère fondamentalement politique.

P.S.: un autre article paru en septembre 2013