Internet est une machine à remonter le temps. Plus nous avançons vers le futur, plus le passé se révèle. Nous découvrons des pans de notre histoire qui nous avaient échappé. Nous retrouvons des cousins de province dont nous avions entendu parler, mais que nous n'avions jamais rencontrés. Les rééditions cinématographiques ou musicales peuvent produire cet Effet Glapion de déjà vu et entendu, mirage d'anticipation que l'avenir corrobore.
Le coffret 44 1/2: Live And Unreleased Works que le label Cuneiform consacre au groupe français Art Zoyd donne toute son envergure à un orchestre symphonique où les instruments virtuels prennent la place des pupitres. En écoutant les 12 disques, se perçoit l'influence de la musique minimaliste et des partitions de film américaines, une alchimie personnelle accouchant d'une musique répétitive incantatoire dont les connotations laissent entrevoir des paysages grandioses plus proches des canyons du grand ouest que du Massif Central. Si le chaos s'emmêle il est organisé, canalisé. L'unanimité est exigée, poèmes symphoniques plus rythmiques que mélodiques. Leur assimilation au rock progressif est aussi absurde que n'importe quelle étiquette. La grandiloquence orchestrale n'est pas la seule qualité de ce groupe à l'origine sans batteur. Avec eux je partage ce goût pour les machines électroniques mêlées aux instruments acoustiques, ajoutant des enregistrements de bruitages, et en particulier pour le geste instrumental qui les pousse vers des interfaces innovantes.
En écoutant la musique d'Art Zoyd dont j'avais un vague souvenir remontant à vingt ans ou quarante ans en arrière, je découvre une musique très proche de certaines que j'ai composées pour le cinéma. Pas de hasard. Je me souviens que c'est le seul groupe qui m'ait demandé l'autorisation de mettre en musique un film parce qu'ils savaient qu'Un Drame Musical Instantané s'y était précédemment attaqué. Il s'agissait du Nosferatu de F.W. Murnau, et je leur avais évidemment répondu que nous n'avions aucun droit, ni exclusivité sur les ciné-concerts dont nous avions relancé la mode en 1976. Cette précaution les honore. Comme le Drame, ils accompagnèrent également La chute de la Maison Usher, L'homme à la caméra, La sorcellerie à travers les âges (Håxan)... Je suis heureux qu'ils s'y soient employés avec le plus grand succès, d'autant que nous avons décidé de ne pas continuer les ciné-concerts lorsque cette initiative, qui nous en fit créer 24 au total et nous permit de faire le tour du monde, est devenue une mode. Plus troublant encore, je reconnais ce goût pour la symphonie qui orienta mon choix instrumental vers les synthétiseurs et les échantillonneurs. Différence majeure, j'aime improviser ces envolées cataclysmiques alors qu'Art Zoyd suit soigneusement ses partitions, avec néanmoins une rage indescriptible.
Fondé en 1969, mais rénové en 1976 par le violoniste Gérard Hourbette et le bassiste Thierry Zaboitzeff lorsque sort leur premier album, Art Zoyd rejoint le collectif Rock In Opposition. En 2014, ils fêteront leurs retrouvailles (Zaboitzeff ayant quitté le groupe en 1997) pour un anniversaire qui me trouble une fois de plus par ces bizarres hasards (1976 marque la fondation du Drame et 2014 sa résurrection avec un concert mémorable où Francis Gorgé reprend du service). Je passe d'autres concordances troublantes propres à notre génération (d'autant que nos travaux sont radicalement différents), car il s'agit avant tout de saluer un coffret somptueux, quasi indispensable, pour rétablir la vérité sur l'histoire du rock expérimental, musique contemporaine non académique à laquelle s'abreuveront sans le savoir maints musiciens français.


Art Zoyd est une nébuleuse. Elle a entraîné quantité d'instrumentistes dans son sillage. Il y a deux ans j'avais assisté à un concert fabuleux de la claviériste Patricia Dallio qui y participa pendant trente ans et collabora plus tard avec mes camarades plasticiens Antoine Schmitt et Nicolas Clauss. C'est encore Laurent Dailleau qui m'avait poussé à jouer du Theremin... Au fur et à mesure qu'ils avançaient, le fantasme symphonique devint réalité, leur groupe s'adjoignant ici ou là un véritable orchestre classique. Les voix d'abord rockisantes deviendront plus robotiques. Les 2 DVD rappellent enfin leur travail pour le ballet de Roland Petit ou Nosferatu, et de 1979 à 2015 permettent de mieux comprendre leur orchestration moderne. Le coffret slalome entre les albums déjà publiés, se cantonnant aux enregistrements en public, spectacles vivants par excellence (en anglais on dit live), et y ajoutant un paquet d'inédits excitants.

→ Art Zoyd, 44 1/2: Live And Unreleased Works, coffret luxueux produit par Cuneiform - 12 CD, 2 DVD, 2 livrets, 2 affiches - 149,99€