Pour réaliser cette enquête dans le numéro 484 de Jazz Magazine de septembre 1998 entièrement consacré aux Allumés du Jazz, j'avais interrogé Beñat Achiary, Steve Arguëlles, Raúl Barboza, Lester Bowie, Étienne Brunet, Pierre Charial, Denis Colin, Pablo Cueco, Philippe Deschepper, Jean-Pierre Drouet, Fred Frith, Tony Hymas, Steve Lacy, Joëlle Léandre, Jeanne Lee, Denis Levaillant, Thierry Madiot, Didier Malherbe, Jean-Marc Montera, DJ Nem, Claude Nougaro, Jean-François Pauvros, Didier Petit, Michel Portal, Dominique Répécaud, Jean Rocahrd, Christian Rollet et les musiciens de l'ARFI, Hélène Sage, Irène Schweizer, Gérard Siracusa, Bernard Vitet, Jean-François Vrod, Robert Wyatt, Carlos Zingaro, John Zorn !
J'ai réussi à ouvrir le fichier Word sur un vieux G5 pour m'éviter de scanner l'article en utilisant un OCR. C'est vraiment scandaleux que la suite Office ne convertisse pas les anciens fichiers.

Il y aura donc vingt ans :

Le jazz, devenu d’un côté musique de répertoire, refleurit d’un autre et de toutes les couleurs. Il inspire une nouvelle liberté à des musiciens qui peuvent se réclamer des musiques traditionnelles, de la musique contemporaine, de la jungle (mouvement techno sans lien avec Ellington, mais qui emprunte parfois au jazz, par exemple, en l’échantillonnant avec des sampleurs), du “free”, d’une Europe de l’intelligence (évidemment pas celle de Maastricht) en inventant de nouvelles formes d’improvisation et de composition, ou qui se réfèrent directement au modèle swing américain...
Si le terme lui-même semble pour beaucoup le plus approprié ne serait-il pas alors plus juste de parler dorénavant des jazz. Le pluriel dresserait des ponts au-dessus des océans. Pour faire le jazz, singulièrement, il aura fallu découvrir l’Amérique, violer l’Afrique à son tour et réduire un peuple en esclavage, débarquer deux fois en Europe sous prétexte de la libérer du fascisme et du communisme, mais aussi revendiquer sa différence, résister à l’impérialisme, et être cool avec ça ! Pour faire les jazz il faut encore intégrer toutes les immigrations, durables ou passagères, revaloriser les cultures régionales (pour être de partout il faut être de quelque part), garder un pied dans le réel en multipliant les sources d’information, en d’autres termes regarder ailleurs si j’y suis.
To be or not to be... C’est bien la question que chacun ici, musicien, compositeur ou producteur, peut légitimement se poser, et toutes les réponses, sans exception, relèvent du paradoxe.

Beñat ACHIARY, chanteur
Oui, d’abord participant à une tradition culturelle en tant que basque je salue la trajectoire du peuple noir américain et sa capacité de se saisir de la tradition comme une mémoire en marche. C’est un concept de régénération de l’héritage par la création. Je me reconnais dans Albert Ayler quand il dit qu’il est l’héritier de Sidney Bechet. Il y a longtemps dans Jazz mag avait paru un article où était cité Jacques Berque : “L’authentique ce n’est pas l’antique comme rabâchage mais l’innové comme retrouvailles”. Je me reconnais aussi dans les rapports entre l’improvisé et le répertoire traditionnel, et dans la percée poétique au cœur des sons. Comme chez Dolphy “l’abstrait concret” est une notion poétique capitale de ma musique. Et on peut jouer avec le bruit du monde à la manière dont Cage a ouvert les voies, ce n’est pas du tout contradictoire.

Steve ARGÜELLES, batteur
Bien sûr, pour moi le jazz est une musique de communication et peut accueillir toutes les recherches de musiques spontanées et vivantes. Une très grande famille.

Raúl BARBOZA, accordéon
C’est une musique où il y a une liberté d’esprit. Je voudrais jouer avec des musiciens dans cet esprit de liberté sans frontières. Ce n’est pas du jazz, et en même temps c’est dans l’univers du jazz. Il y a des improvisations, des syncopes, du mystère.

Lester BOWIE, trompettiste
A l’origine le jazz était une grande musique générée par des afro-américains en Amérique. Nous nous référions au jazz comme à une “great black music”, une grande musique noire. A l’heure actuelle cette musique se transforme en “great world music” que nous pouvons appelée “great music” tout court. Dans tous les cas c’est de la grande musique.

Étienne BRUNET, saxophoniste
Je me regarde dans la glace et je me trouve ni l’apparence d’une tête de disquette, ni celle d’un parfum, ni d’une étiquette. J’ai l’air d’un être humain. Une gueule de français, et encore, à y regarder de près, je suis gris ! J’suis “blues” de peur. Oui je me reconnais dans le jazz. C’est le miroir de notre siècle. Le jazz est la musique dont découle, à flot continu, la plupart des musiques populaires du rock jusqu’aux délires technoïdes. Le jazz est la musique dont dérivent contre vents et “médias” les improvisations impopulaires de la “free music”. Maîtres ou esclaves du jazz, l’important est d’étudier les grands artistes du passé pour inventer encore et toujours le présent de la liberté.

Pierre CHARIAL, orgue de Barbarie
Dans la mesure où il m’arrive d’être programmé dans des festivals de jazz, dans la mesure où dans ma musique il y a une recherche d’énergie, de pulsation rythmique, ou parce que je travaille sur un répertoire qui lui est assimilé... Mais ce n’est pas une préoccupation pour moi d’être jazz ou pas jazz.

Denis COLIN, clarinette basse
En un mot : oui. En trois mots : oui mais non.
C’est une question de temps, rapport entre passé, présent et avenir (de géographie peut-être aussi). Je ne me sens pas dépositaire d’une tradition de jazz (y en a t-il une ?), ni Chevalier de quelque Ordre que ce soit. Par contre, je suis le mieux placé au monde pour vivre et reconnaître mes états. Ma musique peut les refléter ou les modifier; elle est en prise directe avec l’intériorité, m’y donne accès, et y agit. Cette relation “intérieur-extérieur” existe dans toutes les musiques, mais au moment déterminant de l’adolescence et de ma vie de jeune adulte, ce sont des jazzmen qui de ce point de vue, m’ont le plus bouleversé. Il était naturel que je m’y identifie, que je me reconnaisse. Mais seule la pratique de l’art commande, et on ne sait pas à l’avance où elle nous mène. Sinon pourquoi pratiquer ?

Pablo CUECO, percussionniste
Je reconnais dans mon travail et celui de certains musiciens des choses qui viennent manifestement du jazz. De là à se reconnaître dans le jazz... Il me semble que le jazz, de la même façon que la musique dite contemporaine, est un concept daté, historiquement déterminé (le ministère de la Culture ne s’y est d’ailleurs pas trompé : il commence à s’y intéresser depuis une dizaine d’années). Ce qui m’intéresse dans le travail de certains musiciens “classés” jazz, ce n’est pas ce qui les identifie comme tels, mais bien ce qui les différencie, ce qui fonde leur originalité. La définition de “nos” mouvements musicaux, comme faisant partie intégrante du jazz, ne me semble ni légitime, ni opérationnelle, ni porteuse d’espoir.

Philippe DESCHEPPER, guitariste
De moins en moins, même si je suis forcé d’admettre que le jazz m’a offert longtemps un terrain de jeux assez vaste. Comme j’ai souvent tendance à dépasser les bornes et que je ne suis pas très “famille”, le doute m’habite...

Jean-Pierre DROUET, percusionniste
Oui, même si je ne le pratique pas sous sa forme “pure”. Je le sens présent dans toutes mes activités musicales, improvisation ou composition, ou même dans ma façon d’interpréter la musique contemporaine. La venue au monde du jazz est pour moi un événement musical aussi important dans l’histoire de la musique que le Sacre du Printemps, plus même, parce qu’il n’est pas une seule manière de faire de la musique. Il est multiforme et transformable. Il est généreux.

Fred FRITH, guitariste
... je réponds, un peu hésitant je dois l’avouer : est-ce que le jazz se reconnaît en moi ?
Car cette musique est devenue le sujet de polémiques, de définitions et contre-définitions, de mini-guerres, au point que des gens demandent que des musiciens comme moi ne soient plus invités dans les festivals de jazz, alors si c’est dans leurs définitions du jazz je suis tout à fait d'accord avec eux... Néanmoins, si on pense au jazz comme Henri Cartier-Bresson a parlé de l'art de la photographie - une manière de hurler, de se libérer - alors je peux m’y reconnaître très bien...

Tony HYMAS, pianiste
Parfois, surtout lorsque je joue avec d’autres musiciens de jazz.

Steve LACY, saxophoniste
Oui, avec tout mon cœur, pour toute la vie.

Joëlle LÉANDRE, contrebassiste
Oui, sans doute, mais j’ai toujours refusé les étiquettes. Musique unique, violente parfois, comme un cri, elle refuse le définitif, elle est la liberté et les risques qu’il faut prendre... Elle se crée avec les musiciens qui la jouent, toujours changeante, vraie, impulsive, elle nous parle de la vie, du mouvement...Je ne sais pas ce qu’est le jazz vraiment... mais j’aime les gens qui ont fait l’histoire du jazz... pas ceux qui en font du commerce. Je n’en suis qu’une “école buissonnière”.

Jeanne LEE, chanteuse
Je me reconnais dans toutes les tendances du jazz, des spirituals à la world music, en passant par le blues, le swing, le post be-bop et le jazz sud-américain.

Denis LEVAILLANT, pianiste
D'abord, j'aime le jazz, et je reste un fan, cela me traverse toujours autant. J'ai appris à en jouer assez tôt, dès l'âge de quinze ans, après un cursus classique traditionnel, mais très nourri dès le début d'improvisations encouragées par ma professeur. J'ai joué sur la “scène du jazz et de la musique improvisée” jusqu'il y a à peu près dix ans (et si je n'avais pas dit mon dernier mot ?). Mais je suis plus aujourd'hui compositeur que saltimbanque. Je viens d'enregistrer avec un grand orchestre; pour expliquer un passage que les musiciens comprenaient mal, le chef leur a dit “jouez cela très jazzy”. Ainsi, penser que je suis proche du jazz aide les gens à apprécier ma musique et à la comprendre. Mais pour moi le jazz reste une expression noire-américaine, proche du blues, et après avoir vécu plus d'un an à Manhattan, Low East Side, je me suis dit que mes véritables racines n'étaient pas là, mais plutôt du côté de la musique française, de Ravel avant tout, et puis de Liszt, de Mozart, enfin les compositeurs que j'ai aimés et joués enfant. Je fais ma synthèse personnelle, et je sens profondément que ces catégories de musique disparaîtront avec le temps. En tout cas je crois aujourd’hui à la créativité des musiciens nourris de plusieurs cultures.

Thierry MADIOT, tromboniste
Non.

Didier MALHERBE, saxophoniste, flûtiste...
Ma vie active musicale commença par le jazz et l’étude du saxophone, à l’âge de treize ans. Tout ce que j’ai pu jouer ensuite sera marqué par le jazz - une forme de swing, respect pour la culture africano-américaine, et l’improvisation comme creuset majeur. Même dans mes récents disques (Zeff, Fluvius, Adouk) où le mot “world music” tente de représenter d’autres influences, via d’autres instruments (flûte indienne, doudouk, et pékou arméniens, tarogato hongrois, birbyni lithuanien...), pour moi c’est toujours du jazz.

Jean-Marc MONTERA, guitariste
Non. Pas seulement.

DJ NEM, platines
Les musiques dites “frontalières” n’en sont pas. Pourtant si elles sont assez proches pour être considérées comme telles, alors c’est qu’elles SONT le JAZZ... Qu’on se le dise.
P.S. : J'hésite entre jouer le lèche-boules qui se sent super honoré d'être interwievé par un mag de "JAAAZZ"... ou simplement, envoyer ch--- une bande de "plus royalistes que le ROY" enfermés dans un ghetto pro-jazzistique faisant semblant de s'intéresser au reste du monde qu'ils pensent avoir créé... Tu me dis si je suis à côté de la plaque... hein?... tu m'dis?? sinon j'me tais et j'continue simplement à faire... du jazzzzz!!

Claude NOUGARO, chanteur
Et comment ! C'est dans ce miroir noir que j'ai reconnu une partie de mon âme. À ce sujet-là, mon front n'est pas une frontière. Rythmiquement vôtre.

Jean-François PAUVROS, guitariste
Dans une France markétisée “plurielle” certaines musiques restent bien singulières et métissées... Quelle que soit l’étiquette, quand l’émotion naît du plaisir mélangé de la peau et des neurones je me connais mieux et te reconnais, toi, l’autre sans qui la musique n’aurait aucun sens... Et quel rêve de pouvoir se glisser quelquefois entre les deux Z finaux !

Didier PETIT, violoncelliste
La question ne se pose pas. Ce qui est important c’est si le jazz me reconnaît. Jusqu’à présent la famille du jazz a accepté ce qu’on était, on verra jusqu’où. Ce qui m’intéresse c’est la musique, le jazz n’est qu’un phénomène sociologique, pas un phénomène musical.

Michel PORTAL, saxophoniste, clarinettiste
Je ne me reconnais pas en tant que jazzman, mais le jazz m’a donné ma liberté, ma liberté d’expression dans la musique. Je danse avec le jazz et j’aime danser.

Dominique RÉPÉCAUD, guitariste
A 43 ans que peut-on prétendre avoir connu du jazz ? Trempé dès le début des années 70 dans les fureurs hendrixiennes, les saveurs de Robert Wyatt, les tendresses de Beefheart et les méandres de Zappa, seul le free (jazz et ses etc.) a retenu à cette époque mon attention : Albert Ayler, Sun Ra, les formations électriques de Miles, Ornette Coleman...puis très vite l'improvisation totale (maîtres Derek Bailey et Keith Rowe). C'est ainsi et me semble quelque chose comme logique. Ensuite, forcément, par curiosité on se plonge dans l'histoire et on déguste Coltrane et son avant et son après. Mais quand même, un peu d'électricité et d'énervement ne nuit pas. Par respect, je n'ai jamais interprété un seul thème de jazz. Si je ne me reconnais pas dans le jazz, je le reconnais.

Jean ROCHARD, producteur
Je ne me reconnais pas plus dans le jazz que je ne me reconnais dans la démocratie. Pourtant j’aime bien la démocratie (directe) et j’aime bien le jazz (direct ou indirect). Il y a belle lurette que le jazz n’est plus cette merveilleuse idée de pratique collective révélant des individualités affirmées mais non autoritaires, mais souvent une étiquette parfumée aux essences de nostalgie, une musique qui se laisse volontiers coloniser voire qui aime les grades, la compétition et les légions d’honneur. Ceci dit, ça reste un joli mot.

Christian ROLLET, batteur
C’est dans le jazz que j’ai senti que la musique pouvait être là soudain, et aussi qu’elle pouvait cesser d’y être sans que le son ne s’arrête. Je me reconnais dans le jazz, parfois le jazz me reconnaît. Je m’y retrouve souvent mais parfois non.

Les musiciens de l’ARFI, sauf quelques uns
On se reconnaît dans cette réponse.

Hélène SAGE, contrebassiste
Là où je me reconnais dans le jazz c’est qu’il est l’expression d’une révolte contre l’injustice, l’inégalité et l’oppression.

Irène SCHWEIZER, pianiste
Je suis une pratiquante de la libre improvisation, qui a ses racines dans le jazz car dans les années cinquante j’ai grandi au milieu de cette musique. Aussi le jazz a toujours un rôle important et une influence sur mon jeu actuel.

Gérard SIRACUSA, batteur, percussionniste
Je me reconnais dans le jazz en ce qu’il offre de pistes à une conception créative de la musique. Les plus déterminantes pour moi, celles à creuser, sont la mise en relation permanente de l’écriture et de l’improvisation, et l’appel incessant à l’énergie, à une forme d’instinct “cultivé”, une culture de l’instinct, de l’instant.

Bernard VITET, trompettiste
A peine. Le cliché est flou. On reconnaît mieux les personnalités placées au premier plan, mais moi, y suis-je ?... Il me semble cependant m’apercevoir tout au fond à gauche. Un recadrage s’impose.

Jean-François VROD, violoniste
Ce qui m’intéresse dans le jazz, c’est la question de l’improvisation. L’ornement et la variation mélodique des musiques traditionnelles ne sont finalement que l’antichambre à l’improvisation. C’est la même envie de liberté et de personnalisation du texte. Je suis très attentif à cet espace atypique initié par des improvisateurs européens et qui permet la rencontre de différents idiomes musicaux.

Robert WYATT, chanteur
Je me sens le rejeton illégitime né d’une brève rencontre entre Betty Carter et Hans Eisler dans un motel le long de l’Autoroute 61, et qui a été abandonné devant l’Orphelinat du Rock and Roll.

Carlos ZINGARO, violoniste
- Le vrai djazze, beaucoup de respect et de curiosité mais pas la vie ni l’expérience...
- Les revivals d’aujourd'hui, pas du tout !
- Les influences, quelques unes, avec beaucoup d’autres. Surtout dans les rapports d’énergie (drive) et de générosité (rares...). Il y a longtemps (’60/’70) quand il avait ce côté politique ou politisé, j’y étais, avec pas mal de questions.
-Aussi, dans le sens large de "jazz", quand on n’a rien à foutre des étiquettes, cela peut donner un mot/titre à une idée vague de liberté et d’ouverture. Un sac où on peut presque tout ranger...

John ZORN, saxophoniste
Seulement la première et la dernière lettre.